BORDEAUX 2015 : les hommes qui aimaient les femmes qui restent à leur place

La quatrième édition du FIFIB (Festival International du Film Indépendant de Bordeaux) regroupait dans sa compétition huit longs-métrages, dont sept – Androids dream faisant bande à part – tiennent à un fil directeur manifeste. Des très bons aux (trop) mauvais, de l’Occident à l’Orient, au cœur ou à la périphérie de leur récit, ces films font le même constat accablant : une femme qui décide par et pour elle-même, c’est encore et toujours vu d’un mauvais œil par les hommes.

La place centrale donnée aux aspirations et aux luttes des femmes est affirmée dès le titre de trois de ces films : l’argentin Paulina, l’iranien Nahid et le français Les filles au Moyen-Âge. Le tunisien À peine j’ouvre les yeux et le polonais Demon ne sont pas aussi explicites mais leurs personnages féminins sont sans équivoque le moteur de l’action, du refus du statu quo. Même les deux autres postulants français, Ce sentiment de l’été et Bang gang, traitent au détour de leur scénario de cette problématique – et peut-être y-a-t-il, qui sait, un lien entre la manière si limitée dont ils le font et leur absence quasi-totale d’intérêt.

Commençons par parler rapidement d’eux, afin de ne plus avoir à y revenir par la suite. Chacun est la représentation, confinant à la caricature, d’une bulle coupée du monde et dépourvue de sens. Ce qui les oppose en apparence n’est que superficiel, comme le montre le fait qu’un des deux finit à Berlin où l’autre commence. Les deux bulles sont hermétiques, leurs occupants nombrilistes, convaincus que leur simple présence suffit à leur valoir la considération du public, sous forme d’empathie ou de saisissement. Qu’ils n’ont qu’à se présenter à nous pour que l’on soit terrassé par le drame qui les touche (le deuil de Ce sentiment de l’été) ou soufflé par l’amoralité de leurs actes (les partouzes de Bang gang entre lycéens trompant leur ennui).

Sauf que ça ne marche pas, et que ces deux œuvres tournent à vide. Elles se contentent d’accumuler les badges de leur appartenance à leur tribu (tous les clichés de hipsters riches sont disséminés dans Ce sentiment de l’été, avec une ingénuité confondante ; dans Bang gang l’homophobie va de soi et une punition attend ceux qui couchent inconsidérément) mais il ne s’y passe rien de notable, de saillant. Si ce n’est donc des observations fugitives, plus ou moins conscientes, des rapports déséquilibrés entre hommes et femmes. Une des héroïnes de Bang gang se retrouve humiliée publiquement sur Internet pour avoir donné libre cours à son envie de coucher avec autant de garçons qu’elle le souhaite (après avoir déjà été dépossédée de la maternité de l’idée des partouzes, au profit d’un garçon) ; le protagoniste veuf de Ce sentiment de l’été se voit remettre le plus naturellement du monde par le scénario le droit de choisir entre deux femmes celle avec qui il va refaire sa vie. Ce même droit qui est refusé, dans l’autre sens, à Nahid dans le beau film éponyme dont nous avons déjà parlé ici. Nahid n’est pas une révolutionnaire voulant renverser le système, mais une femme qui veut simplement que le système arrête de s’opposer à elle, et à son souhait de mener sa vie sans rendre de compte à qui que ce soit, et certainement pas à un homme. L’émancipation désirée par Nahid est impossible dans une société à ce point prise dans l’engrenage des interdits et des règles. Et lorsqu’elle finit par se rendre, à un homme forcément, ce dernier l’aime sincèrement mais n’en est pas moins son geôlier.

Paulina tient à rester forte, affranchie de toute pression et de tout système patriarcal

Pour Paulina et la mariée de Demon, les geôliers tacites sont les hommes qui leur ont donné la vie ; et chacun des deux films tient à exposer en pleine lumière, lors d’une séquence-clé, ce rapport fille-père fondé sur la contrainte. La scène d’ouverture de Paulina est ainsi une évasion, advenant par un passage en force. Paulina s’arrache au carcan matériel et social aménagé par son père, juge réputé de Buenos Aires, en préférant à sa demeure des beaux quartiers le village reculé d’une communauté indigène miséreuse, et au carnet d’adresses familial lui assurant une confortable carrière d’avocate, un travail bénévole d’institutrice. Le père de Paulina oppose toute sa fureur à cette volonté d’affirmation personnelle, tandis que les murs de l’appartement familial qui abritent cette bataille terrible sont filmés de sorte que l’on ressente nous aussi l’oppression de l’héroïne. Ayant commencé si haut, Paulina déçoit par la suite car il ne parvient pas à maintenir la même intensité et la même acuité dans le traitement de son sujet – Paulina est victime d’une terrible agression et refuse d’en dénoncer les coupables. Elle tient à rester forte, affranchie de toute pression et de tout patriarcat mais le film autour d’elle s’embourbe, hésite, peine à décider quelle position adopter.

Les hommes s’arrogent le pouvoir par la violence et la coercition, les femmes tentent obstinément de leur opposer leur droiture et leur bravoure

Demon n’a pas ce problème, car lui sait très bien où il va, qui sont ses ennemis et quelle est la stratégie à adopter pour les défier. C’est un film de possession où les fantômes du cinéma de genre permettent d’exhumer, de manière littérale, les fantômes inavouables qui hantent la mémoire d’un pays. Demon navigue à merveille entre ces deux niveaux de lecture, par la puissance des symboles qu’il convoque et l’intelligence des visions qu’il façonne. L’une des plus acérées est cette scène où Zaneta, l’héroïne dont la cérémonie de mariage tourne au cauchemar, creuse sous la pluie et dans la boue qui macule sa robe blanche afin de déterrer les ossements de la morte qui accapare son époux. Autour de Zaneta on voit se réunir son père et les autres hommes de la famille, renforçant par leur disposition physique la menace qu’ils formulent oralement à son encontre – ne cherche pas à ramener à la surface ce secret dont nous avons connaissance et toi non, sur lequel repose la prospérité de notre communauté. Les hommes s’arrogent le pouvoir par la violence et la coercition ; les femmes, Zaneta comme la revenante, tentent obstinément de leur opposer leur droiture et leur bravoure, même si cela doit les contraindre à l’exil.

Dans À peine j’ouvre les yeux, la ligne de front qui fracture la société tunisienne n’est pas seulement économique et morale mais également sexuelle

La généralisation du conflit, vu comme impliquant tous les hommes contre toutes les femmes d’une population, est la conclusion à laquelle est également arrivé le vibrant À peine j’ouvre les yeux. Il met à nu ce qui fait que les hommes sont tous des traîtres en puissance : ils ont à leur disposition un joker, leur permettant de sauver leur peau en accusant une femme de tous les maux dont un état patriarcal conservateur les suspecte par principe. Ainsi, dans À peine j’ouvre les yeux, le couple amoureux formé par l’héroïne Farah avec Bohrène vole en éclats lorsque ce dernier, arrêté par la police à cause des paroles indociles des chansons qu’il écrit et que Farah chante, s’en sort en traitant celle-ci de traînée l’ayant séduit. Soudain la ligne de front qui fracture la société tunisienne n’est plus seulement économique (les nantis contre le peuple) et morale (ceux qui collaborent contre ceux qui résistent), mais également sexuelle – en dernier recours les hommes peuvent toujours faire front uni contre les femmes. L’ayant compris à ses dépens, Farah poursuivra la lutte en compagnie d’une alliée inattendue : sa mère, d’abord vue à tort comme se situant du côté de l’ordre, mais que sa condition féminine portera en réalité toujours vers l’insoumission.

Même lorsque les combats féminins aboutissent, les hommes s’arrangent pour réécrire par derrière l’histoire à leur avantage

Enfin, les rébellions de femmes unies face aux hommes sont pareillement au cœur des Filles au Moyen-Âge. Lequel, comme tous ses camarades de la compétition bordelaise, est teinté d’amertume ; car même lorsque les combats féminins aboutissent, les hommes s’arrangent pour réécrire par derrière l’histoire à leur avantage. Le programme du film tient donc en la remise en perspective de la place véritable des Filles au Moyen-Âge, leurs victoires et leurs accomplissements, par le biais d’une succession de saynètes. Le scénario s’en tient exclusivement à ce programme, sans l’enrichir d’autres éléments, ce qui le rend malheureusement didactique et redondant (la pesanteur du surmoi chrétien de l’œuvre n’aide pas) quand la forme donnée à la mise en scène est au contraire d’une légèreté et d’une spontanéité emballantes. Les sketches sont joués par un groupe de six enfants, trois garçons et trois filles, et filmés à la manière espiègle d’un Sacré Graal en noir et blanc. Les filles y tiennent résolument le devant de la scène, à contrepied des idées propagées pour nuire à leur émancipation. Car c’est aussi en gommant les modèles du passé que l’on tue dans l’œuf la possibilité de l’apparition au présent de femmes puissantes et indépendantes.

P.S. n°1 : En ce qui concerne l’aventureux Androids dream, nous en parlons ici

P.S. n°2 : …ainsi que , par les élèves d’Accreds High School qui ont eux aussi vu (presque) toute la compétition

 

Le 4ème Festival International du Film Indépendant de Bordeaux s’est déroulé du 8 au 14 octobre 2015.