LE GANG DES BOIS DU TEMPLE : reprendre la banlieue
Le gang des bois du temple, dernier film de Rabah Ameur-Zaïmeche présenté successivement aux festivals de Bordeaux et de Belfort, achève un cycle entamé vingt ans plus tôt par le cinéaste sur les destinées identitaires en banlieue. Cet opus se glisse dans les apparences d’un polar noir au départ d’un scénario balisé (un groupe de banlieusards braque un prince saoudien sur une aire d’autoroute), qu’il dégraisse progressivement pour n’en conserver que les situations, dans une forme a-narrative qui épouse la violence muette de ses personnages, au profit de son film le plus purement matériel.
Prise chronologiquement, la filmographie de Rabah Ameur-Zaïmeche paraît désormais comme une ligne droite, tirée depuis la cité des Bosquets – lorsqu’il réalise Wesh Wesh, Qu’est-ce qu’il se passe ?, chez lui et dans un contexte de production familial[1], sans passer par les schémas traditionnels de financement et en s’affranchissant de l’étape du court-métrage – vers celle ré-localisée, et aux figures re-mythifiées de la cité des Bois du Temple à Clichy-sous-Bois, aux antipodes de l’esthétisme fétichisant du genre des « banlieues-films » de Matthieu Kassovitz à Romain Gavras. Il semble ne saisir de ce dernier lieu que le nom, pour en proposer une lecture nouvellement géographique, cette fois-ci contrainte par les dispositifs régionaux d’aide à la production[2]. Une trahison brandie en étendard, pour un cinéaste qui a fait de la contrebande son moteur esthétique : le film s’enclenche en un panorama partant des tours d’une cité des Grands Parcs, à Bordeaux, avant de balayer l’entièreté du centre-ville ; et épousant de fait la schizophrénie des grandes villes bourgeoises, tendues entre l’horizontalité seulement débordée par les fétiches patrimoniaux (cathédrale, église, colonne) ou grues de constructions, et la verticalité des grands ensembles qui précisément viennent obstruer l’horizon. Ce travelling originel est autant symptôme que débordement du style RAZ, et fait écho au double procédé de transparence-opacité géographique que le cinéaste avait commencé à mettre en place dans Terminal Sud, où il recréait la « décennie noire » en Algérie tout en ne cachant pas sa relocalisation occitane, laissant apparaître volontiers les marques visibles de la géographie d’Alès ou les plaques d’immatriculation des départements PACA. Un jeu qu’il réitère à plusieurs reprises dans Le Gang, en cimentant, soit à l’arrivée soit au départ, plusieurs de ses travellings par des plaques d’immatriculation identifiables ; en situant une partie de son action au « Garage 33 » ; ou en insérant, au milieu d’une scène, un plan long sur la banderole réelle du traiteur où se sont arrêtés les membres du gang[3].
La structure d’ensemble du film est pensée comme un étau
Cette saisie géographique singulière – qui permet au cinéaste de dessiner une cartographie de la métropole affranchie de ses centres, et où disparaît la notion de « France périphérique » – s’accomplit à toutes les échelles micros du film. Cela a à voir avec la fascination matérielle du cinéaste pour ce qu’il filme : on pense à deux scènes, l’une dans laquelle l’enquêteur Jim (Slimane Dazi, engagé par le prince au sortir du braquage) rentre dans le plan par le sol, lors d’un travelling qui a inversé les pôles et verticalisé le plafond, construisant dans le même mouvement un espace fait de trois entrées analogues et disparates. La gratuité du mouvement de caméra répond à un déplacement sonore réel, depuis un garage vers les bouches d’aération du toit vers lequel Jim se dirige, répondant littéralement à la prise de hauteur symbolique que nécessite son enquête (cette hauteur prise, le personnage de Jim disparaît totalement de la narration du film, son enquête se concluant sur la restitution d’un dossier et une poignée de main ; seuls ses effets, c’est-à-dire la mise à mort un par un des membres du gang, se voient ensuite à l’écran). L’autre scène, contre-pied à l’action de l’enquête, saisit la discussion entre trois des membres du gang, discutant du tournant économique que prend leur vie suite au braquage du prince, chacun à la main un sac de graines pour oiseaux qu’ils lancent à des pigeons au pied d’une tour. Si la discussion est motrice et signifiante (parce qu’il est question de leurs rêves : pour l’un se marier entouré de ses amis, pour un autre remplacer sa main perdue), la matière est saisissante : les cadres sont envahis autant par la présence des pigeons que par les jets de grains qui viennent texturer les plans. La scène est un interstice, hors de la narration, mais elle contient néanmoins en elle toutes les thématiques du Gang : la restitution des mouvements d’un quartier, les décloisonnements identitaires, la pensée du banditisme comme une insoumission éthique et nécessaire.
Comme si l’immense liberté formelle et narrative du film était permise par des cloisons en ses bords
Cette scène, de plus, lève le voile sur la structure d’ensemble du film, pensée comme un étau. Le Gang fonctionne beaucoup par renvoi analogiques entre les séquences – le mouvement circulaire de cette « scène des pigeons », centrale dans la chronologie, trouve des échos plus loin dans la narration au cours d’une scène éprouvante dans une cour intérieure débordée par des cris anonymes, puis de l’acmé dramatique dans un hippodrome –, et tout le film est comme contracté par ses analogies. On pense aux plans zénithaux en ouverture et en clôture, ou à ces deux temps musicaux sidérants (dans lesquels le cinéaste répond par ses propres trouvailles formelles aux trouvailles musicales) qui se répondent symétriquement aux premier et dernier tiers du récit. Comme si l’immense liberté formelle et narrative du film était permise par des cloisons en ses bords, et sa volubilité déduite d’attaches préliminaires rigoureuses. Une structuration qui évoque celle, complexe mais extrêmement permissive, de La Route des Flandres (1960) de Claude Simon, autre auteur qui a puissamment su ménager, dans les creux de sa narration, pauses et respirations signifiantes. Similairement, RAZ s’autonomise face à l’ordre narratif, pour instruire matériellement de la difficulté de traduire la violence identitaire en banlieue.
LE GANG DES BOIS DU TEMPLE (France, 2021), un film de Rabah Ameur-Zaïmeche, avec Régis Laroche, Philippe Petit, Marie Loustalot, Mohamed Aroussi, Slimane Dazi. Durée : 112 minutes. Sortie en France indéterminée.
1 Il fonde, en prévision du tournage de ce film, sa boîte de production SARRAZINK, mot-valise qui référence ses origines berbères et l’approche hyper-familiale d’un cinéma qui ne cessera de le rappeler, incluant sa famille au sens large autant parmi les comédiens que dans l’équipe technique.
2 Dans son scénario, le film fait la promesse d’un tournage dans le 93, mais les contraintes économiques dues aux aides régionales touchées (Nouvelle-Aquitaine, Provence-Alpes-Côte-d’Azur) ont entraîné une délocalisation du tournage.
3 Ce dernier insert peut être vu comme un paroxysme du style RAZ, qui aménage des respirations dans les creux de sa narration, une gratuité affranchie même de l’idée de digression parce que n’obéissant à aucun régime de pensée, ne répondant qu’à un ordre matériel. Manière, aussi, de créditer le catering sans en passer par le générique.