« In the family s’attachait à une tragédie particulière, LES SECRETS DES AUTRES décrit une réalité »

Présenté à l’ACID, la «cinquième section» qui gagne en visibilité chaque année, Les secrets des autres n’en reste pas moins l’un des trésors cachés du Festival de Cannes 2015. S’il s’agit du tout premier film américain sélectionné par l’association, c’est déjà le second de Patrick Wang après In the family. Rencontre avec un réalisateur aussi charmant et généreux que ses films.

  

Les secrets des autres est aussi puissant et profondément sincère que pouvait l’être In the family, le coup d’éclat de Patrick Wang sorti en 2011 aux États-Unis mais seulement fin 2014 en France. Son deuxième film se distingue de son aîné par des partis pris formels plus voyants, et toujours inattendus. À la fois discret et aventureux, Les secrets des autres est à l’image de son auteur, il apaise mais sans chercher à dévoiler la complexité de sa formule. Interrogé sur son cinéma et sur l’élaboration de son nouveau film, Patrick Wang s’exprime avec une simplicité qui contraste avec l’importance qu’il vient de prendre en deux films seulement au sein du cinéma indépendant, américain et mondial.

 

Dans Les secrets des autres, les personnages réagissent de façons très différentes face à ce «deuil des autres». Soit ils en font trop et abusent de formules toutes faites, soit ils feignent l’indifférence comme Jess (la fille de John issue d’un autre mariage). Existe-t-il seulement une «bonne» approche ?



Patrick Wang sur le tournage de THE GRIEF OF OTHERSUne maladresse arrive très vite. On peut être pesant ou bien en faire trop alors que l’on essaye de dédramatiser. Le problème demeurant que l’on manque toujours d’expérience dans le domaine, pour agir habilement dans une situation comme celle-ci. En parler est en soi un soulagement. Il n’y a pas de bonne approche, mais il y a une multitude de conséquences possibles à toutes ces approches. Nous réagissons de différentes façons avec le temps, nous faisons des erreurs et c’est ainsi que l’on apprend, petit à petit. La famille du film est dans un cas extrême où chacun n’a pas trouvé le moyen d’exprimer son deuil auprès des autres. Normalement, il y a une cérémonie ou quelque chose de cet ordre qui aide en partie à faire le deuil. Même si les paroles peuvent encore être maladroites, le simple fait d’être réunis aide les personnes présentes. Avec un cas comme celui-ci, un bébé n’ayant vécu que quelques heures ou jours, le rituel n’est pas connu.

 

Ce «deuil des autres» renvoie peut-être plus généralement à l’ensemble des personnages à l’écran. Le spectateur les regarde affronter le deuil, chacun à sa façon, et cela peut l’aider personnellement.



Le roman à l’origine du film disait déjà que chaque personnage, qu’importe ce qui transparait en surface, vit quelque chose de terrible et d’indicible. Être à leur écoute, cela n’aide pas seulement les personnages, mais cela vous aide aussi. Le spectateur peut être dans une situation analogue, ne pas avoir résolu une histoire tragique personnelle. Le moment que j’aime le plus dans Les secrets des autres, c’est lorsque Ricky, qui porte un poids depuis si longtemps, trouve enfin, une fois au chevet d’un autre personnage, l’occasion de transformer ce fardeau si usant en quelque chose d’utile. La perte qu’elle a vécue s’est transformée en une expérience, qui la met dans la position de quelqu’un capable d’aider plutôt que l’inverse.

 

Certaines scènes permettent de mieux comprendre Ricky et même de l’aimer. Elles sont justement utiles parce que d’autres rendent son personnage assez trouble : elle prive son mari d’une information essentielle concernant leur enfant, elle l’a peut-être trompé, et le film dit aussi qu’elle est « absente » au sein de la famille depuis un an…



Son deuil s’exprime par un besoin de contrôle. Cela s’explique en partie par le fait qu’elle doive, plus que John, continuer à travailler et à faire vivre les siens. C’est elle qui gagne l’essentiel de l’argent dans la famille. Dans son travail, elle dirige une équipe contrairement à John. Peut-être cela influe-t-il sur son rapport à sa propre famille. Mais je suis d’accord, Ricky n’est pas un personnage facilement aimable. Néanmoins, rien que le fait qu’elle se demande explicitement si elle est ou non une bonne personne en fait une bonne personne. Quand on voit quelqu’un s’interroger de la sorte, il est plus difficile de se montrer dur envers lui.


Wendy Moniz

Vous auriez pu jouer la facilité pour rendre Ricky plus aimable, en coupant simplement une ou deux répliques (concernant son adultère ou le fait qu’elle ne soit pas assez présente).



Ce que j’aime c’est qu’il existe un équilibre entre les personnages. On mentionne un adultère éventuel, mais c’est abstrait et même incertain. Et puis, à l’inverse, on apprend quelque chose de très concret, à savoir que John a une fille d’un autre mariage, Jess. Dans le roman d’origine, il est clair que l’absence de John dans la vie de sa fille, qu’il n’a presque jamais vue, n’est pas de son fait. On apprend que la mère de Jess ne voulait plus du tout entendre parler de lui. Dans le film, ce n’est pas aussi explicite, cela pèse dans la balance et permet de continuer à s’interroger sur les choix respectifs.Il est dit que Ricky est «absente» de la vie familiale depuis un an, c’est peut-être le cas, mais John lui n’a vu sa fille ainée que deux fois dans sa vie. Il faut apprécier tout ça.

 

«Les gens semblent tous mourir autour de vous» disait un avocat détestable au protagoniste de In the family. De nouveau, la mort rôde dans Les secrets des autres. Avez-vous ressenti une gêne à l’idée de réaliser un second film sur un thème aussi difficile ?



C’est intéressant de faire ce lien, que je n’avais pas fait personnellement. Les choses sont différentes entre les deux films du fait que tous les personnages morts et déjà morts dans In the family sont des adultes. La mort d’un nouveau-né est quelque chose de fondamentalement distinct. Et, en ce qui me concerne, de plus lointain : ma propre mère a fait plusieurs fausses couches mais je ne l’ai appris qu’indirectement et tardivement. Il est souvent difficile d’en parler. Pourtant, comme le rappelle Ricky dans le film, c’est quelque chose de très commun. Le deuil à la suite d’une fausse couche est complexe, en particulier si vous avez d’autres enfants, en bonne santé. Ricky se demande si elle a le droit de faire ce deuil, d’être si peinée alors qu’elle a la chance par ailleurs, et plus que d’autres, d’être la mère de deux enfants en parfaite santé. In the family s’attachait à une tragédie particulière, alors que Les secrets des autres décrit une réalité.

 

Avez-vous ajouté ou retiré beaucoup d’éléments par rapport au roman de Leah Hager Cohen ?



J’ai rendu plus concrètes certaines idées que le roman ne faisait que suggérer. C’est notamment le cas de la scène de la cérémonie que l’on voit dans le film. Dans le roman, c’était mentionné, mais avec un point d’interrogation, sans que l’on sache si elle allait réellement avoir lieu. À l’inverse j’ai parfois laissé planer le doute sur certains éléments plus développés à l’origine, comme l’idée que Ricky ait ou non été infidèle. Il y aurait d’autres exemples mais je ne m’en souviens plus. C’est quelque chose que j’aime dans le cadre d’une adaptation, le fait que l’on oublie avec le temps. Maintenant que Leah a vu le film quelques fois, il est bien probable qu’elle en vienne à oublier ce qui était dans son propre roman ! Il est préférable d’oublier d’ailleurs pour ceux qui lisent un livre et regardent ensuite son adaptation au cinéma, car sinon on ne peut s’empêcher de tisser des liens entre les deux. J’ai aussi beaucoup modifié les dialogues au fur et à mesure.


Vous le savez déjà, j’adore les choses incomplètes

 

Les dialogues, justement, sonnent particulièrement justes. Notamment deux discussions au téléphone, où l’on n’entend pas l’interlocuteur mais sa présence se ressent néanmoins.



C’est bien de se demander ça : y-a-t-il quelqu’un au bout du fil ? Pour moi quand j’écris la scène, oui il y a quelqu’un, même si je n’écris pas les dialogues de l’interlocuteur. Il n’y a donc pas d’acteur présent sur le plateau, bien que cela se fasse semble-t-il. Tout le mérite en revient donc aux comédiens. La dernière fois que l’on s’est vu, on avait discuté de Scènes de la vie conjugale (Ingmar Bergman, 1973). C’est un bon exemple. Cela fonctionne parfois avec des menus détails, comme quand le personnage de Liv Ullman discute avec sa mère au téléphone pour annuler un déjeuner. On sait qu’il n’y a rien d’écrit et personne au bout du fil, et pourtant tout parait si parfait, si complet. Mais ce n’est qu’une illusion. Vous le savez déjà, j’adore les choses incomplètes. Et la moitié d’une conversation téléphonique, c’est merveilleusement incomplet. Ce n’est pas si difficile à retranscrire puisqu’on a souvent entendu ces demi-conversations : on prend tous le métro !

 



Sur un aspect plus visuel maintenant, vous travaillez énormément les surimpressions dans ce film-ci, ce qui est un procédé assez rare. À quel moment du développement de Les secrets des autres les avez-vous conçues ?



J’ai travaillé avec le même directeur de la photographie que sur le tournage de In the family, Frank Barrera. Cette fois encore, on a beaucoup discuté en amont puis on s’est posé, avec les dessins que j’avais réalisés dans l’espoir d’élaborer un storyboard. Je me suis dit qu’il prendrait la suite parce que je suis un très mauvais dessinateur. Mais il ne l’a pas fait, parce qu’il dessine encore plus mal que moi ! Alors, on a simplement écrit les idées que l’on avait pour la composition des plans, etc., avant de passer à l’étape du tournage. Comme il ne durait que deux semaines, il n’allait pas être possible de se retrouver avec un surplus de rushs et de penser les surimpressions a posteriori. Elles ont donc été imaginées dès le départ. Une fois sur le plateau, on prend toutefois quelques photos avec les comédiens dans le décor pour mieux concevoir l’espace et notre marge de manœuvre. Ce qui change parfois profondément ce que nous avions écrit. La scène-clé qui réunit John et Ricky dans l’entrée de la maison devait être découpée en deux plans distincts, Frank dansant avec sa caméra autour des deux acteurs. Pendant les répétitions, dans ce petit espace, on a compris que l’étroitesse du lieu nuisait à leur langage corporel, les forçait à rester immobiles. Alors la caméra est restée immobile elle aussi. Dans ce cas on a modifié ce que l’on avait prévu, mais ce n’est pas souvent le cas.

 

Cette scène précise fonctionne avec une surimpression. On bascule sur une autre ligne temporelle, à partir du même lieu. Un peu comme dans ICI de Richard McGuire. De façon moins manifeste, c’est une idée que l’on retrouve aussi dans deux autres films de Cannes 2015, Le trésor de C. Porumboiu et Cemetery of Splendour de A. Weerasethakul. Cette surimpression interroge : que cela change-t-il que la famille Ryrie vive toujours dans la même maison, après la mort de leur enfant ?



Le lieu où l’on vit a une importance considérable, qui se ressent à certains moments spécifiques. Vivre à tel endroit induit d’avoir une mémoire spatiale liée à cet endroit. Il active des souvenirs, par exemple lorsque l’on retrouve sa chambre d’enfant. Ces souvenirs pourraient surgir à d’autres moments de votre vie, mais à ce moment précis, dans ce lieu, cela modifie vos sentiments et modifie le présent. J’aime l’idée que les lieux soient hantés, non pas par des spectres surnaturels, mais par des fantômes de notre passé. C’est quelque chose de positif, qui nous permet de rester en contact avec qui on a été. C’est proche de ce que vous dîtes sur ces films que vous mettez en relation. Cela permet de comparer et de mieux comprendre les choses. Concernant cette surimpression dans l’entrée de la maison des Ryrie, contrairement à celle dans l’appartement de Gordie où un personnage inconnu remplace brièvement Jess à l’image, celle-ci a été conçue pour ne pas coller parfaitement. Les deux plans ne se superposent pas tout à fait, le collage est légèrement biaisé.






 

Le plan final s’oppose aux surimpressions qui le précèdent, qui elles surchargeaient un lieu unique. 



Je me souviens de ce que j’avais ressenti à la lecture du roman, le sentiment d’un épanouissement et d’une ouverture. Les surimpressions précédentes véhiculent un sentiment de claustration. Ici, il y a toujours l’image fondamentale de la maison, et un regard sur l’extérieur. Cela transmet l’idée que la maison elle-même s’ouvre. Une maison ne fait pas que nous accueillir, elle reçoit aussi nos sentiments, les plus heureux comme les plus pénibles.

 



Maintenant que l’on a vu votre deuxième film, qui s’avère plus singulier encore que In the family, nous avons encore plus de difficultés à imaginer quelles pourraient être vos influences…



J’imagine que vous obtenez toujours des réponses très décevantes à ce genre de questions !  Les filiations ne sont jamais directes… Mais pour Les secrets des autres, il y en avait au moins une, c’est L’homme sans frontière de Peter Fonda (1971). C’est le premier film qu’il a réalisé, un western, tourné juste après Easy Rider. J’adore ce film, il repose sur trois personnages et sur de longs et nombreux fondus enchaînés. Le montage est extrêmement intéressant, les musiques étranges et belles. La particularité de L’homme sans frontière, c’est que Peter Fonda s’est entouré de techniciens très expérimentés alors que lui-même ne s’était fixé aucune règle. On ressent à l’écran le désir d’inventivité de Fonda. Dans Les secrets des autres, on a fait quelques références explicites à ce film mais on a surtout cherché à retrouver ce type d’inspiration.

 

La dernière fois que nous nous sommes vus, vous aviez mentionné votre futur projet. Une histoire qui se raconterait en cinq ou six heures, que vous hésitiez à scinder en deux films ou dans un format de mini-série…



J’en suis toujours au stade de l’écriture. C’est une comédie. Je ne sais toujours pas quelle forme cela va prendre. Une fois le scénario terminé, c’est là que l’on se rend compte du rapport que l’on entretient réellement avec le projet. J’ai écrit quelques scripts après In the family, à chaque fois je pensais que ce serait mon prochain film, et puis Les secrets des autres leur est passé devant. La raison pour laquelle ce nouveau projet me plait, c’est que j’avais des idées pour cinq ou six films, et qu’elles tiennent toutes dans celui-ci. Précisément parce qu’il a cette forme longue et dense. On verra bien si ça fonctionne !


Entretien réalisé à Cannes le 20 mai 2015 par : Erwan Desbois et Hendy Bicaise

Traduction : Hendy Bicaise

Merci à Jean-Bernard Emery (attaché de presse pour l’ACID) et Manuel Attali (ED Distribution) pour l’organisation de cette rencontre

Pour en savoir plus, beaucoup plus, sur l’élaboration et le tournage de Les secrets des autres, nous vous conseillons vivement d’acquérir l’iBook Post Script (langue anglaise), conçu par Patrick Wang et David Chien. Au-delà de cette réalisation spécifique, c’est un ouvrage extrêmement précieux et précis sur la conception d’un film indépendant.

Retrouvez notre critique des Secrets des autres ici.

LES SECRETS DES AUTRES (États-Unis, 2015), un film de Patrick Wang, avec Trevor St. John, Wendy Moniz, Oona Laurence, Jeremy Shinder, Sonya Harum. Durée : 104 minutes. Sortie en France le 26 août 2015.

Hendy Bicaise
Hendy Bicaise

Cogère Accreds.fr - écris pour Études, Trois Couleurs, Pop Corn magazine, Slate - supporte Sainté - idolâtre Shyamalan

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