IN THE FAMILY, l’art et la manière d’y trouver sa place
Chip a deux papas. Qui lui sont retirés presque coup sur coup, quand son père biologique meurt et que son autre père se voit privé de tout droit le concernant. Plutôt que de faire un drame larmoyant de cette épreuve, Patrick Wang cherche derrière et devant la caméra (il réalisé et joue le rôle du père radié) comment recoller les morceaux. La voie qu’il trace pour y parvenir est admirable.
Gone girl, l’un des mastodontes de cette fin d’année 2014, clame haut et fort que rien de ce que font les humains ne peut être honnête, positif, bienfaisant. In the family, le premier long-métrage de Patrick Wang, n’est donc pas seulement l’opposé du film de David Fincher en termes matériels (largesses de budget, notoriété, facilités de distribution – In the family nous arrive presque trois ans après sa réalisation) ; il l’est aussi sur le fond. Car lui affirme que la sincérité, même œuvrant seule, même sous sa forme la plus fragile (la parole), peut suffire à déplacer des montagnes, réaliser des miracles. Chacune de ces deux œuvres antagonistes entretient une foi absolue en sa conviction, qui se retrouve dans leur durée, équivalente : la barre des 2h30 est dépassée dans les deux cas, alors que les genres adoptés ne s’y prêtent pas spécialement. C’est surtout vrai pour In the family, mélodrame intime dont aucun complément extérieur (comme l’est l’enquête policière de Gone girl) ne vient faire croître le récit en marge de ce qui lui tient à cœur.
Ce cœur, c’est au départ le foyer recomposé formé par Joey, Cody et le fils de ce dernier, Chip. Joey est ainsi devenu le deuxième papa de Chip (qui les appelle l’un et l’autre « Dad » et « Daddy »), mais lorsque Cody meurt dans un accident cette connexion tacite, écrite nulle part, ne lui octroie aucun droit. Tout s’effondre subitement, par l’effet d’un lointain testament rédigé par Cody avant de rencontrer Joey, et faisant de sa sœur Eileen la tutrice de Chip. Eileen enlève l’enfant à Joey, et le cœur de In the family devient vide, asséché. Le travail remplit l’espace vacant dans le quotidien de Joey, de même les souvenirs des débuts de leur relation à deux puis de leur vie à trois (qui nous sont montrés en flashbacks) occupent son esprit isolé de tout contact humain amoureux, familial ; mais rien de tout cela ne permet d’évacuer la mélancolie et la douleur qu’il éprouve en permanence. En restant focalisé sur ce plan, celui des sentiments humains, Patrick Wang évite de s’échouer sur les écueils du film-dossier. Il ne perd pas de vue que si la lutte pour les droits des homosexuels est importante, et juste, c’est parce qu’elle contribue à une entreprise bien plus vaste : la bataille en faveur d’une égalité réelle et inconditionnelle entre les individus, quels que soient leur statut, leurs particularités.
Se distinguer sans rupture, afin d’être différent tout en ayant sa place : voilà ce que prône In the family dans tous les rapports qui le fondent
Vaste problème, que l’on peut attaquer de deux manières : en cherchant à persuader mille personnes d’un coup, ou en se limitant à n’en convaincre qu’une à la fois. La première méthode, celle du film-dossier, tient plus de la bonne conscience et du prêche à destination d’interlocuteurs déjà favorables à vos vues. La seconde constitue le véritable travail de terrain, et se raccorde à la volonté de Wang d’œuvrer au niveau de l’humain ; des personnes et non des groupes. C’est en vertu de cette même idée directrice que les protagonistes de In the family ne sont pas catalogués comme hétéro ou homosexuels. Cody était en couple avec une femme, ils ont eu un enfant ensemble, puis Cody s’est mis en couple avec Joey – à propos duquel on ne sait pas non plus s’il couchait avec des hommes ou des femmes avant, ni ce qu’il fera après. C’est en tant que parent de fait de Chip que Joey revendique des droits, identiques pour tous ; et non en vertu de son orientation sexuelle, qui amènerait des situations différenciées selon les catégories. Loin du militantisme et de sa logique affirmative, voire belliqueuse, In the family soutient deux choses : que ceux du camp d’en face, mus par la peur ou l’incompréhension, sont des personnes, avec qui il est donc possible de discuter ; et que l’on peut les faire changer d’avis, en faisant le premier pas dans leur direction.
Pour y parvenir Wang suit une voie très américaine, parce que très marquée par les préceptes chrétiens de confession et de profession de foi pris dans leur signification littérale. Le héros chemine en terrain connu, comme le film autour de lui reste par bien des aspects fidèle aux codes normalisés du cinéma indépendant américain contemporain. Le cadre donné au récit, l’usage de la musique et des flashbacks, la place prépondérante des avocats, l’arc narratif de la rédemption/amélioration de soi par le travail manuel, puis par la parole : il y a là un « programme » auquel on est habitué, en tant que spectateur. Mais l’important est ce que l’on construit sur cette base ; l’identité que l’on exprime en sus de tout ce qui nous lie à nos semblables. Ceci est valable pour Joey le père homosexuel face à la société hétéronormée, de même que pour le film face à sa famille de cinéma, dans le fond et sur la forme. Par ses jeux sur la durée et l’échelle des plans, ses choix hétérodoxes de cadrages et de mouvements de caméra, Wang élabore en effet une manière de mettre en scène qui invente ses propres règles au sein d’un genre habituellement frileux, visuellement peu créatif. Se distinguer sans rupture, afin d’être différent tout en ayant sa place : voilà ce que prône In the family dans tous les rapports qui le fondent.
IN THE FAMILY (États-Unis, 2011), un film de et avec Patrick Wang, avec aussi Trevor St. John, Sebastian Banes. Durée : 169 min. Sortie en France le 19 novembre 2014.