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Adapté d’un scénario écrit en 1973 par Jean Gruault et destiné à François Truffaut, le quatrième film de Valérie Donzelli aborde une histoire d’amour incestueuse avec un lyrisme étonnant, à la fois naïf et « trash ». Marguerite et Julien fait beaucoup penser à Jacques Demy mais déploie un style singulier, aussi fragile que séduisant.
Le conte est l’une des figures récurrentes dans les films cannois de cette année. Il y a bien sûr le Tale of tales de Matteo Garrone, adaptation de trois contes tirés d’un recueil italien du XVIIème siècle. Il y a aussi Les Mille et une nuits de Miguel Gomes, variation autour des contes de Shérazade qui sonde le Portugal d’aujourd’hui via de courtes histoires issues de faits divers véritables. Il y a même Pauline s’arrache, documentaire d’Emilie Brisavoine sélectionné à l’ACID, dont les cartons présentent l’héroïne comme une princesse coincée dans le château familial. Marguerite et Julien démarre lui aussi comme un conte se déroulant « il y a très, très longtemps ». C’est à l’intérieur d’un dortoir qu’une jeune surveillante raconte à des petites filles ébahies l’extraordinaire histoire de Julien et Marguerite de Ravalet, frère et sœur incestueux au destin funeste.
En 1973, Truffaut avait finalement renoncé à tourner Histoire de Julien et Marguerite, trouvant le thème de l’inceste « trop à la mode ». On ne sait pas à quoi il pensait exactement mais Marguerite et Julien rappelle très vite le Peau d’âne de Jacques Demy. Le cinéma de Demy est hanté par le sujet de l’inceste et de son tabou, mais ce n’est pas la seule chose qui rapproche les deux films. Comme Demy, Donzelli sème de discrets anachronismes parmi les décors, qui ne fonctionnent jamais comme des gags mais sont des petites notations bizarres et séduisantes – les hélicoptères apparaissant dans la première scène du film de Marguerite et Julien rappelle immédiatement celui qui surgissait à la fin de Peau d’âne, transportant à son bord Delphine Seyrig et Jean Marais. Ensuite, le lyrisme jusqu’au-boutiste du film de Donzelli débouche sur des scènes très proches : lorsque, évanouie, Marguerite voit se pencher sur elle « l’esprit » de Julien, qui la prend dans ses bras pour l’extraire de son corps, on s’attendrait presque à les voir se mettre à chanter « nous ferons ce qui est interdit etc. ». Les effets de transition entre les scènes, avec notamment plusieurs ouvertures et fermetures à l’iris, semblent également emprunter beaucoup à Demy.
Mais on n’a encore rien dit quand on a fait ce constat. Car Marguerite et Julien n’est pas un pastiche et Valérie Donzelli ne se contente pas de citer ses maîtres. Comme dans La guerre est déclarée, elle déploie un mélo ultra-romantique qui n’a pas peur de faire dans l’emphase, de prendre le risque du ridicule voire du « kitsch ». Sa mise en scène, parfois maladroite, tente au moins des choses : ralentis, suite de photogrammes à la manière des images télévisées d’arrestations policières, moments de temps suspendu où la caméra circulent entre les corps arrêtés des acteurs… Tout n’est pas d’un goût parfait, mais c’est tant mieux : Marguerite et Julien est un film vivant, toujours au bord de l’explosion (de mièvrerie, de grotesque, de sordide) mais toujours bouillonnant.
La stylisation de l’univers du film n’empêche à aucun moment l’émotion d’affleurer. Et ce même s’il semble difficile de s’identifier à cet amour fou, « contre nature », entre un frère et sa sœur. Pourtant, et sans pour autant faire croire qu’elle les comprend totalement, qu’elle connaît la nature profonde de leur passion, la cinéaste accompagne jusqu’au bout ses personnages, nous fait partager leur amour destructeur et condamné d’avance. Et on s’attache à eux, notamment à Marguerite, à laquelle Anaïs Demoustier prête sa « grâce mélancolique » (la formule est dans le film). C’est cette dernière que l’on suit à la trace : ses moments de solitude quand elle grandit au château sans son frère, puis sa passion qui la torture, son arrachement à sa famille pour un mariage avec un homme qui la maltraite – le film commente ici discrètement les conséquences infiniment plus graves de l’inceste pour la sœur que pour le frère, même si finalement la malédiction les rattrapera tous deux.
Il faut aussi rendre grâce à la présence discrète mais essentielle de personnages secondaires infiniment émouvants : le frère bienveillant (Bastien Bouillon), la mère désespérée mais aimante (Aurélia Petit), le père désarçonné (Frédéric Pierrot) et même la gouvernante (Catherine Mouchet), « marraine la bonne fée » du couple illicite. C’est sans doute à eux que l’on s’identifie le mieux, spectateurs à la fois effrayés et fascinés d’un amour que rien ne peut empêcher, et dont le mystère nous reste absolu.
Dans la dernière partie du film, dans une fuite perdue d’avance, les amants tentent d’échapper à la sanction de la loi en se réfugiant dans une forêt, nettement plus hostile que celle de Peau d’âne. Ce retour à la nature fait bifurquer le mélodrame en l’emmenant sur un terrain d’inspiration romantique. C’est une des qualités du film que de changer ainsi plusieurs fois de route, tout en conservant son romanesque et sa bizarrerie. Comme chez Jacques Demy, là encore, le tabou ultime se cache au sein du conte de fée, les histoires les plus scabreuses dans la bouche des petites filles, et la perte irrémédiable au cœur-même des sentiments les plus innocents. Marguerite et Julien est le film le plus sombre de Valérie Donzelli. Un conte fiévreux qui pourra paraître risible, glauque et niais tout à la fois ; mais ce risque pris consciemment par la cinéaste en fait justement la valeur.
MARGUERITE ET JULIEN (France), un film de Valérie Donzelli, avec Anaïs Demoustier, Jérémie Elkaïm, Frédéric Pierrot. Durée : 105 min. Sortie en France le 2 décembre 2015.