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Un an après Les combattants, Kévin Azaïs revêt un nouvel uniforme de soldat sur la Croisette. Seulement, le réalisateur Clément Cogitore n’ayant plus besoin de le révéler, il le fait même disparaître. Un premier film sur l’invisible, qui mérite un coup d’œil.
Des soldats français, en poste près d’un village afghan, disparaissent nuit après nuit. Pas d’attaque, pas de cadavre, simplement de mystérieuses évaporations. Les militaires pensent tenir une piste : la première nuit, ils ont observé une procession au sommet d’un mont voisin. Il leur faut s’y aventurer le lendemain pour s’assurer que les os parmi les cendres sont ceux d’un mouton, et non ceux de leurs camarades disparus. Mais la seule vision de la cérémonie des villageois ne leur avait livré aucune clé. A leurs yeux, ce n’était qu’un déplacement d’ombres chinoises et une désagréable sensation d’étrangement ; l’image rappelle d’ailleurs le beau Ahendu Nde Sapukai, court-métrage de Pablo Lamar présenté à la Semaine en 2008. Ne comprenant pas ce qu’ils voient sur la colline, les soldats essaient alors d’augmenter leur vision. Ils observent maintenant la scène à travers des lunettes infrarouges. S’ils peuvent distinguer des silhouettes, le reste s’en va, les couleurs, les images (par seconde). C’est une vision de cinéma, primitif, qui les éloigne plus encore de la réalité. La fuite des images est intimement liée à celle des hommes. Car ce qui compte et qui, visiblement, permet de survivre ici, c’est de voir et savoir voir.
Ahendu Nde Sapukai de Pablo Lamar (2008)
A ce titre, une scène mémorable montre l’un des soldats danser frénétiquement sur un rythme électro, Cogitore s’attardant sur les yeux tatoués dans son dos. Presque ceux du Docteur Eckleburg, qui regardent le monde aller à sa perte dans Gatsby le magnifique (Francis Scott Fitzgerald, 1925). La vision qui fait défaut aux soldats français, et bientôt aux talibans ennemis qui eux aussi cherchent leurs disparus, ne se résume plus à repérer ou non des dépouilles. Il leur faut réapprendre à voir, et même être capable de basculer le regard à 180° alors que deux visions du monde et deux fois s’opposent en ces terres : les locaux sont musulmans, et les français majoritairement chrétiens.
C’est voir l’Autre et voir comment lui voit. Les soldats français ne parviennent pas à se projeter de la sorte. Quand ils donnent rendez-vous à des talibans, ils ont beau définir le lieu et l’heure, les voilà incapables de repérer l’ennemi, dissimulé par d’habiles camouflages dans la terre et les roches. L’aveuglement l’emporte une nouvelle fois, qu’importe le subterfuge. Il apparait plus simple de distinguer le soldat ennemi ou de quantifier des pertes dans ses rangs en étant posté à 10 000 kms comme dans Good Kill d’Andrew Niccol (2014) qu’en étant sur place. Soit une application du théorème de l’incomplétude de Gödel, dont parle aussi Philippe Fernandez dans Cosmodrama cette année (sélection ACID), démonstration de l’impossibilité d’élucider un problème dès lors que l’on y prend part. En cela, le casse-tête proposé par le film n’est pas solvable. Si le spectateur le comprend rapidement et l’accepte, les personnages eux ne peuvent s’y résoudre. Ils ressassent de vieilles histoires de guerre comme celle d’un cadavre explosé sur le champ de bataille, obligeant ses camarades à le «compléter» avec du sable pour feindre le poids et la consistance d’un corps entier lors de son rapatriement. Voilà le seul type de théorie de l’incomplétude à laquelle ils croient, eux, sur le terrain, à la fois tributaire d’une foi intangible (le prêtre dépêché sur place ne leur est d’aucun réconfort) et rendus profondément terre-à-terre par le combat. Alors pour trouver les disparus, ils creusent. Forcément, c’est cette maudite terre qui aura englouti les leurs, se disent-ils.
L’exploration s’avère longue et fastidieuse. La séquence est symptomatique d’un dernier acte plus pesant. Clément Cogitore ne laisse plus le mystère se propager comme il l’avait si bien fait et laisser faire jusqu’alors, il veut désormais le mettre en scène, et retranscrire les tourments des hommes par ce qui les entoure. Et plus généralement, par un tourbillon d’images et de répliques toujours plus énigmatiques. C’est quand le film cherche à être mystérieux, qu’il ne l’est plus. Ce qui arrive assez tard, heureusement.
NI LE CIEL NI LA TERRE (France-Belgique, 2015), un film de Clément Cogitore, avec Jérémy Renier, Kevin Azaïs, Swann Arlaud. Durée : 110 min. Sortie française non déterminée.