Newsletter Subscribe
Enter your email address below and subscribe to our newsletter
En deux courts (Autobiographical scene number 6882, Incident by a bank) et deux longs-métrages (Play, Snow therapy), étude d’une tendance majeure du cinéma de Ruben Östlund : pour tous les personnages de ses films, quel que soit leur âge, leur sexe, leur caractère ou leur position sociale, les problèmes viennent invariablement de leurs semblables. Le vivre ensemble est une chimère, l’humanité est vouée à s’entredéchirer sans répit ni progrès.
La messe est dite dès l’élémentaire – unité de lieu, de temps, d’action – Autobiographical scene number 6882 (2005). Un jeune homme veut sauter d’un pont dans le fleuve situé loin en contrebas ; un badaud passe en vélo et le somme de ne surtout rien en faire, arguant que quelqu’un serait mort de la sorte il y a peu ; les amis du héros, initialement enthousiastes envers l’idée de ce dernier, prennent peur, retournent leur veste et le supplient de ne pas plonger. Martin, le héros, n’avait donc aucune gêne vis-à-vis de lui-même (il a toute confiance en son entreprise comme en sa capacité à la mener à bien) ou de son environnement physique – ni la hauteur du saut ni l’eau en contrebas ne lui font peur. La situation de Martin se dérègle et tourne à la crise par la seule faute des autres êtres humains, avec qui il se doit d’interagir et qui veulent lui imposer leur opinion ; qui veulent à tout prix rendre leur jugement désapprobateur exécutoire, immédiatement et sans appel.
Autobiographical scene number 6882 finit par se débloquer – le saut a lieu. Mais les deux points de dérangement qu’Östlund y identifie se propagent dans ses films suivants, où ils prennent de plus en plus de poids. Leur pouvoir de nuisance grandit, jusqu’à obstruer tout l’espace ou presque. Les événements reconstitués dans Incident by a bank (2009) sont ainsi guidés par le premier type de perturbation (le plus voyant), d’ordre physique. Le court-métrage s’ouvre sur une conversation ordinaire entre deux hommes ordinaires, et ne pourra y revenir qu’à la toute fin, une fois refermée la parenthèse de son interruption par un braquage de banque sur le trottoir d’en face. Braquage dont l’échec tragicomique est lui-même causé par des ingérences humaines imprévues – par exemple ce vieil homme passant par-là et mettant à terre la mobylette des gangsters en leur absence. Incident by a bank montre l’humanité (filmée de haut et de loin, comme le plateau d’un jeu de société ou un décor des Sims) comme un gigantesque jeu de dominos, où les faits et gestes de chacun n’aboutissent qu’à un seul effet : gêner son prochain, le faire chuter à son tour.
Dans les deux longs-métrages Play (2011) et Snow therapy (2014) c’est l’autre type d’altercation qui prévaut, et qui rend la vie en communauté impraticable. Les perturbations exercées par les individus entre eux y sont d’ordre moral. On juge, on condamne, on pressure, on éreinte. Et jamais on ne tombe d’accord, sur un terrain d’entente ou sur une vision commune pour améliorer une situation, résoudre un problème. Le dispositif de Snow therapy est proche de celui d’Autobiographical scene number 6882 : un adulte responsable prend une décision, effectue une action en conséquence, et devient dès lors la cible de critiques virulentes et persistantes de la part de ses proches. Pourtant la famille de Tomas, le protagoniste de Snow therapy, n’a pas été mise en péril par sa fuite solitaire au-devant d’une avalanche ; mais elle l’est violemment en raison du feu nourri de reproches que lui vaut son acte. Dans le court comme dans le long-métrage, il aura suffi d’un rien pour que tombe en miettes la surface souriante et accomplie, et qu’apparaisse la réalité faite entièrement de méfiance et nullement de confiance.
L’unité du groupe, de la famille, n’est qu’une illusion ; un jeu de dupes mis en scène pour les enfants (comme est mise en scène la résolution heureuse dans le brouillard à la fin de Snow therapy) afin qu’ils y croient suffisamment pour prendre le relais du mensonge quand leur temps viendra. Le tort visiblement impardonnable de Tomas est d’avoir abandonné, l’espace d’un instant, la fonction qui lui est assignée dans cette pantomime pareille à celle de The Truman show – aussi artificielle, et similairement interprétée par des comédiens n’ayant aucune affinité réelle entre eux une fois sortis de leurs rôles. Mais si The Truman show est un conte ouvertement fictif et au champ réduit (une bulle close à l’intérieur de la société), les œuvres d’Östlund s’affirment comme traitant de la réalité, d’aujourd’hui et de toute une nation, la Suède ; avec évidemment la possibilité d’y retrouver de nombreux éléments valables pour d’autres pays occidentaux.
Avant Snow therapy, le dysfonctionnement sévère du jeu de rôle que sont devenues nos sociétés était déjà crûment exposé dans l’avant-dernière séquence de Play. Ce film relate les méfaits d’un gang de pré-ados – tous noirs – humiliant et rackettant d’autres pré-ados – majoritairement blancs – qu’ils repèrent dans les centres commerciaux à leurs signes extérieurs de richesse. À la fin du récit, plusieurs mois après les faits une des victimes reconnaît un de ses agresseurs dans un parc public. Son père prend à parti le racketteur, qui s’en tire en surjouant une réaction d’enfant innocent accusé à tort. Lequel numéro fonctionne auprès d’une passante, qui s’indigne de l’attitude du père (nouvel exemple d’interruption par un intervenant extérieur) et fait tourner la scène à une dispute entre adultes. Lui est sévère et accusateur, elle compatissante et fraternelle ; chacun campe sur ses positions stéréotypées, causant un dialogue de sourds comme notre société en est saturée aujourd’hui ; débat stérile fait de postures creuses qui ne génèrent plus rien de constructif. Pendant ce temps, le gang poursuit ses méfaits en riant. Et s’ils font si peur, c’est parce qu’ayant compris les règles du jeu, ils refusent de s’y plier comme tout le monde mais les retournent à leur avantage. Ils exposent au grand jour mensonges et dérobades.
Retrouvez ici notre entretien avec Ruben Östlund.