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Le cinéaste Ruben Ostlund quitte sa Suède natale pour la France, ses Alpes, sa station des Arcs et une avalanche sans gravité qui révèle à une épouse la couardise de son mari… Maintenant que l’égalité des sexes doit être plus que jamais incontestable, le réalisateur de Snow Therapy/Force majeure pose une épineuse question : pourquoi attendre d’un homme qu’il se comporte de manière plus héroïque qu’une femme ? Réponse à base de ski, d’un drone et de Viggo Mortensen remplacé par un Hubot.
Dans le dossier de presse, il est écrit que le point de départ s’inspire d’une mésaventure survenue à un couple d’amis. Sont-ils toujours ensemble ?
Ils sont toujours ensemble, mais ce fut difficile pour eux de surmonter cet incident. Ils étaient en Amérique du Sud, dans le centre commercial d’une grande ville. Un type a surgi avec une arme à feu. Mon ami s’est jeté derrière le comptoir, alors que sa femme était en train d’essayer des vêtements. Tout s’est bien terminé, mais elle n’a pu s’empêcher de lui demander pourquoi il n’était pas venu vers elle. Lui, il lui a demandé : « Qu’est-ce que j’aurais dû faire ? Agir comme un héros ? Faire barrage de mon corps ? ». Elle lui a répondu qu’elle ne savait pas mais que, quitte à mourir, ils auraient pu mourir ensemble ! Depuis ce jour, à chaque fois que la femme avait un peu trop bu, elle remettait cette affaire sur le tapis, encore et encore. Cet incident m’a inspiré, tout comme les statistiques liés aux détournements d’avions, où l’on constate que la fréquence des divorces chez les couples rescapés est très élevée. Même si la vie continue et qu’ils ne souffrent pas de blessures physiques, des couples se séparent. Il devient donc évident que pour certains d’entre eux, la confiance mutuelle a été entamée par leur comportement au moment des faits. Une chose s’est cassée parce que l’un des deux n’a pas répondu aux attentes de l’autre.
Force majeure montre le manque de confiance en l’homme se propager comme une maladie. Avez-vous songé à suivre les effets de cette épidémie jusqu’en Suède, une fois vos personnages rentrés chez eux ?
Mes coproducteurs ont proposé que nous tournions des scènes supplémentaires dans ce but, mais je voulais vraiment que nous restions dans la station et que seules les journées de ski forment la trame de l’histoire. Peut-être que nous pourrions développer cet aspect dans une suite, un volume deux ! [rires]
L’histoire se situe dans les Alpes françaises : était-ce une nécessité dramatique ou une conséquence de la coproduction française ?
C’était absolument nécessaire à mon histoire. Je voulais tourner aux Arcs parce que je trouve l’architecture des lieux spectaculaire. Je tenais également à avoir pour décor une station de ski moderne, comme celles créées dans les années 1950 et 1960, quand les salariés ont gagné davantage d’argent et ont pu se permettre de le dépenser pour leurs vacances. Là où nous avons tourné, un plan économique a été mis en place sur trente ans afin de créer 300 000 couchages hôteliers. Pour un suédois, s’agissant de ski, les Alpes françaises constituent une grosse attraction touristique. On skie évidemment en Suède, mais venir en France pour faire de même n’a rien d’extraordinaire. J’ai moi-même passé beaucoup de temps dans cette région, puisque j’ai débuté comme réalisateur de films dédiés au ski.
« La station de ski est une zone de conflit entre la civilisation et le monde sauvage, un endroit où l’Homme essaie de contenir les forces de la nature »
Quelles ont été les principales difficultés lors du tournage, entre la luminosité accentuée par la neige et l’acheminement forcément limité du matériel ?
Le plus gênant, c’est de rester dehors, dans le froid et le vent, et de devoir tant dépendre des conditions météos, comme ce fut le cas lors du tournage de la scène de brouillard, quand les personnages disparaissent dans la brume. Sans compter le fait de devoir travailler avec des enfants et de composer avec les problèmes de logistique effectivement liés au site. Mais j’ai l’expérience des tournages dans la neige, ça m’a bien aidé.
Dans vos montagnes, on entend des détonations, on voit de gros engins sillonnés les versants. Vous montrez l’environnement comme une zone de guerre. Quelle est la signification de ce parti-pris ?
A mes yeux, la station de ski est une zone de conflit entre la civilisation et le monde sauvage, un endroit où l’Homme essaie de contenir les forces de la nature. Les êtres humains ont inventé toute une machinerie pour y parvenir : des canons à neige, des véhicules à chenilles pour damer les pistes, des explosifs pour déclencher des avalanches préventives, etc. Cette lutte éclaire celle de mon personnage principal, Tomas, qui essaie de contrôler ses instincts les plus basiques, comme l’instinct de survie. Le conflit au cœur de l’environnement et celui à l’intérieur de Tomas sont liés.
« Qu’est-ce qui se passerait si cet homme, que les gamins ont sur leurs t-shirts du Seigneur des anneaux, une épée à la main, se mettait à fuir ? »
C’est Johannes Bah Kuhnke qui interprète Tomas. Les spectateurs de la série Real Humans le connaissent pour son rôle du hubot Rick, un androïde aux ordres de sa propriétaire et compagne, un homme en plastique, docile. Est-ce pour cela que vous l’avez choisi ?
Nous avons essayé beaucoup d’acteurs. Au début, je voulais Viggo Mortensen, un acteur dans lequel les gens voient instantanément un vrai male action hero. Qu’est-ce qui se passerait si cet homme, que les gamins ont sur leurs t-shirts du Seigneur des anneaux, une épée à la main, se mettait à fuir ? Je voulais voir un homme à l’image virile céder à ce que nous considérons comme de la couardise… Johannes Bah Kuhnke a finalement eu le rôle parce qu’il est très bon quand il s’agit de jouer les faibles. Il a accepté d’assumer ce que le personnage avait de plus pathétique, de montrer des choses qui n’étaient pas à son avantage. C’est une qualité que peu d’acteurs peuvent se vanter d’avoir, tout du moins sans rechercher systématiquement un effet comique qui les protègerait.
Il y a beaucoup d’humour dans Force majeure. A quelle étape de la création avez-vous décidé que votre film serait aussi une comédie ?
Je considère que tous mes films sont drôles. La seule différence ici, c’est qu’il est plus facile de rire d’une riche famille en vacances que d’enfants qui se font détrousser, comme c’est le cas dans mon précédent long, Play [présenté à la Quinzaine des Réalisateurs 2011]. Les deux groupes sont des victimes, mais quand il est question d’enfants, il est plus délicat de se permettre d’en rire.
Qu’avez-vous pensé des réactions du public lors de la présentation du film à Cannes ?
C’est l’une des meilleures premières que j’ai eues. C’était amusant de sentir que le public ne savait pas comment réagir quand Tomas éclate en sanglots. Certains riaient, d’autres semblaient gênés. Des spectateurs se sont levés comme un seul homme et sont partis, en signe de protestation. J’ai beaucoup aimé la réaction du public lorsque le drone piloté par les enfants surgit en plein milieu d’un apéritif et frappe un convive. Les gens riaient et c’était un rire libérateur, qui les soulageait soudain de la tension de la scène.
« A chaque fois qu’on leur raconte cette histoire d’avalanche, les gens se posent inévitablement les mêmes questions : « aurais-je couru ? Et toi, aurais-tu couru ? » »
Qu’est-ce qui vous a donné envie de mettre un drone dans le film ?
J’ai un neveu qui en a un. Il le contrôle avec un iPad. C’est un jouet que l’on trouve de plus en plus, dans les familles riches en tout cas. C’est le cas de celle que je mets en scène, qui a toutes sortes de gadgets technologiques.
Et l’homme de ménage, celui qui observe silencieusement le couple dans les couloirs de l’hôtel : quel est son rôle ?
Il pourrait venir d’Europe de l’Est. Il appartient en tous cas à un autre ordre économique que celui de la famille. Il regarde cette dernière se débattre avec des problèmes qui n’ont rien de concret, dans un hôtel de luxe. Il permet d’apporter une autre perspective à tout ce qui arrive dans le film. Lui vient d’un milieu plus pauvre que les héros et il a des problèmes autrement plus difficiles à résoudre.
Kristofer Hivju joue le rôle de Mads, un proche de Tomas, en vacances avec sa petite amie. Faut-il trouver une explication au look de viking que lui donne sa grande barbe rousse, ses yeux clairs et sa haute stature ?
Je ne connaissais pas Kristofer Hivju avant le casting. Il est fantastique à regarder tant il dégage de vitalité et de puissance. Le fait qu’il ressemble à un viking ajoute au film, me semble-t-il.
Lors d’une scène, Mads défend Tomas. Il se fait son avocat, non pour le soutenir en tant qu’individu, mais plutôt parce que Tomas est un homme, comme lui, et que s’il n’arrive pas à le sauver, c’est sa propre petite amie qui risque de douter de la virilité de tous les hommes, et de la sienne en premier lieu.
A chaque fois qu’on leur raconte cette histoire d’avalanche, les gens se posent inévitablement les mêmes questions : « aurais-je couru ? Et toi, aurais-tu couru ? ». La petite amie de Mads n’échappe pas à cette règle. Il lui renvoie sa question : « Et toi ? ». Elle répond alors que cela n’a rien à voir avec elle, mais seulement avec lui. Cette situation nous force à appréhender les hommes comme un groupe. On a tendance à penser la plupart des populations comme des groupes, plutôt qu’en individus : les immigrants, les femmes, les enfants… Pour les hommes, c’est rare. Soudain, Mads n’est plus considéré par sa petite amie comme un individu, différent de Tomas. Il est intéressant de voir les difficultés que ça pose.
Avez-vous envisagé de mettre en scène une seconde avalanche, qui aurait permis à votre protagoniste de réagir de manière plus héroïque et de se racheter ?
L’équivalent de cette seconde avalanche, c’est la mise en scène des parents dans le brouillard, quand ils font croire à leurs enfants que le père vient au secours de la mère. Au cinéma, on permet habituellement au personnage qui a perdu sa dignité de la retrouver à la fin du film. Ca ne fonctionne pas comme ça dans la réalité. Souvent, quand vous avez perdu votre dignité, vous devez faire avec, vous ne la retrouvez pas et vous avez encore moins un public à disposition pour en témoigner si jamais vous y parvenez… La séquence du bus, quand la femme de Tomas prend peur et qu’elle demande à descendre du véhicule, est une scène-miroir de celle de l’avalanche. A ce moment là, elle se comporte exactement comme Tomas, à la différence que, quand une femme fait ça, on ne le blâme pas, on ne la culpabilise pas. La société accepte généralement d’une femme qu’elle se comporte de manière irrationnelle et se laisse submerger par ses émotions. Autour d’elle, on veut la consoler, la rassurer. Si un homme réagit de même, on lui en veut.
Lire ici notre critique de Snow Therapy/Force majeure