LA LIGNE DE PARTAGE DES EAUX : s’immerger, croire en la richesse du réel

Contre le film de combat, le documentaire d’immersion. Un défrichage considérable qui ouvre mille perspectives au cinéma français.

 

Pour qui s’intéresse au documentaire, le début d’année 2014 peut donner l’impression d’une grande vitalité : trois sorties en moyenne chaque semaine, des chefs-d’œuvre signés Wiseman et Wang Bing, des films remarqués sur des sujets-clés… Une chose frappe tout de même, qui serait, pour le dire vite, la récurrence d’un regard indigné. Les titres eux-mêmes sont éloquents : Ne vivons plus comme des esclaves (sur la révolte en Grèce), Démocratie Zéro 6 (sur l’interdiction par le préfet d’un référendum local dans le sud de la France), Se battre (contre la pauvreté), L’instinct de résistance (portrait de Stéphane Hessel et autres figures militantes)… Il est beaucoup question d’immigration (Ceuta, douce prison ; La Cour de Babel), du sort des SDF (Au bord du monde), du chômage en Amérique dans les anciens bastions sidérurgiques (Braddock America). De la difficulté à lutter contre l’accaparement des terres en Pologne (Holy Field, Holy War) ou à les restituer aux populations indiennes en Amérique du Sud (El Impenetrable), à se mobiliser contre l’industrie de la téléphonie mobile (Ondes sciences et manigances) ou celle du gaz de schiste (No Gazaran).

Il ne s’agit pas de dire que l’indignation n’est jamais légitime. Ni que les films en question soient forcément mauvais. Simplement, que la production documentaire apparaît actuellement déséquilibrée, avec un gros biais en faveur des « films-dossiers ». De ceux qui débusquent, s’insurgent, condamnent. De films qui, sous couvert d’investigation, révèlent le plus souvent une grosse paresse, choisissant des sujets immédiatement accrocheurs, aux tenants et aboutissants déjà bien identifiés par le spectateur, offrant à celui-ci des coupables évidents et des motifs de colère faciles (s’il faut expliquer cette tendance, on dira, en une formule un peu lapidaire : parce que les cinéastes sont hommes de gauche et que les producteurs veulent du buzz).

S’il est une chose qui doit être saluée, qui parfois, le mot n’est pas trop fort, émerveille, c’est la foi en la richesse extraordinaire du réel, fut-il le plus prosaïque et ennuyeux au premier abord.

Les contre-exemples sont d’autant plus précieux. Deuxième long-métrage de Dominique Marchais après Le Temps des grâces, La Ligne de partage des eaux forme avec celui-ci un diptyque, tout en s’en distinguant à plus d’un titre. Le premier était un bon dossier, bien fichu, sur les enjeux de l’agriculture aujourd’hui, au même titre qu’un numéro spécial d’Alternatives éco (Matthieu Calame, le spécialiste de la revue en la matière, y intervenait d’ailleurs à plusieurs reprises). Qu’il s’agisse d’un film n’apportait pas grand-chose. Le cinéaste aurait pu continuer dans cette voie, sur la question de l’eau. Le résultat témoigne au contraire d’un vrai renouvellement : moins construit, plus flâneur. Le tournant est particulièrement net si l’on considère les entretiens filmés. Dans Le Temps des grâces, chaque intervenant était là pour apporter une information, de manière à prolonger la démonstration. Sans rompre tout à fait avec cette logique, les interviews prennent ici une dimension supplémentaire : Marchais s’intéresse à présent au ressenti des acteurs eux-mêmes, à la manière dont ils s’approprient le problème, le formulent, éventuellement commencent à suggérer quelques pistes (voir le dernier échange, magnifique, entre les trois hommes qui travaillent sur le lac).

L’exposé perd peut-être en clarté, en contrepartie l’art du documentariste se précise. S’il est une chose qui doit être saluée, qui parfois, le mot n’est pas trop fort, émerveille, c’est la foi en la richesse extraordinaire du réel, fut-il le plus prosaïque et ennuyeux au premier abord. Sur sa route, le cinéaste rencontre des élus, des urbanistes, des propriétaires. Il assiste à des réunions, des débats parfois très techniques ou de pure procédure, échange quelques mots avec une maire, au sujet d’un permis de construire… Faisant mentir cette idée, plus répandue qu’il n’y paraît (au moins depuis Le Nouvel Ordre écologique de Luc Ferry), selon laquelle le souci de l’écologie s’accompagnerait d’une moindre considération pour l’homme. Tout le passionne, des bisbilles locales aux professions des individus qu’il interroge. On ne saurait dire assez combien, ce faisant, il défriche, s’intéressant à des problématiques, des activités, dont on trouve si peu de traces habituellement dans le cinéma français. Honnêtement, on n’a rien vu qui ouvre autant de perspective à celui-ci depuis un moment.

NB : on aurait pu s’arrêter là, mais une question qui nous est posée amène à préciser un point. Il ne s’agit certainement pas de dire que le film discrédite l’engagement, qu’il fait le choix de la flânerie contre celui-ci. Ce que Dominique Marchais refuse, au contraire de tant de ses collègues, c’est de partir bille en tête sur LE point choc ou polémique, sans regard pour le tableau d’ensemble (big picture). Avant toute chose, reprenons un à un les enjeux, semblait dire Le Temps des grâces. La Ligne de partage des eaux s’installe encore plus en amont : il ne s’agit même pas de présenter (un exposé), mais de s’immerger (dans des lieux, des problématiques, en compagnie des principaux concernés). Ça peut être une limite. On peut aussi se réjouir de ce premier aperçu pointilliste, en attendant de voir où il nous mène.

LA LIGNE DE PARTAGE DES EAUX (France, 2013), un film de Dominique Marchais. Durée : 108 min. Sortie en salles le 23 avril 2014.