Envoyé spécial à… L’Europe autour de l’Europe
Les yeux rivés à l’écran et l’accréd autour du cou, un regard unique sur un festival atypique… Durant un mois, le festival L’Europe autour de l’Europe s’est installé à Paris. L’occasion de prendre le pouls de la création cinématographique européenne et de révéler deux films passionnants, l’un Grec, l’autre Lituanien, traduisant l’un et l’autre l’inquiétude d’une Europe en perte de repères.
Un festival placé sous le signe de la diversité
Pour sa 9ème édition, le festival L’Europe autour de l’Europe a proposé pendant un mois un large panorama de films d’auteurs venus de tous les horizons du continent européen (47 pays étaient représentés) projetés dans plusieurs cinémas parisiens (L’Entrepôt, la Filmothèque du Quartier Latin, La Pagode, Studio des Ursulines) et institutions étrangères présentes dans la capitale (l’Institut hongrois de Paris, l’Institut finlandais, La Maison d’Europe et d’Orient…). Pendant toute sa durée, le festival a permis de prendre le pouls de la création cinématographique européenne à travers la projection de près d’une centaine de longs et de court-métrages mais également grâce à des rencontres, des débats et des expositions. La répartition des films en neuf sections (dont un hommage au cinéma grec et une rétrospective de l’œuvre de grands maîtres à redécouvrir, tels Nico Papatakis, Anja Breien ou Miklos Jancso, récemment disparu) permettait au spectateur de faire son choix et de s’y retrouver dans une programmation pléthorique. Comme chaque année, le festival réunit en compétition neuf films récents non distribués en France et concourant pour le « Prix sauvage » décerné par un jury composé de 5 personnalités : 3 réalisateurs, dont un Polonais (Krzysztof Zanussi, président), un Grec (Menalos Karamaghiolis) et un Français (Bob Swaim), le réalisateur italien Giacomo Battiato et l’ancien délégué général de la Quinzaine des réalisateurs Pierre-Henri Deleau. Nouveauté cette année, les films en compétition étaient également soumis au regard critique d’un autre jury formé d’étudiants et de jeunes professionnels du cinéma, en charge de l’attribution d’un second prix, le « Prix Luna ». Les neuf films étaient représentatifs de la belle diversité de la sélection du festival, toutes sections confondues. Chacun était issu d’une contrée différente, mais l’Europe de l’Est et la Scandinavie se sont taillé la part du lion avec 4 films (Estonie, Lituanie, Norvège, Suède), suivis par l’Europe du Sud (Grèce et Espagne) et continentale (France et Autriche). La sélection s’est même autorisé un écart hors des frontières de l’Europe avec le film jordanien tourné en Palestine My Love Awaits Me By The Sea mais co-produit par l’Allemagne, et dont la présence en compétition ne s’imposait pas vraiment.
Un palmarès satisfaisant
La diversité était décidément le maître-mot de cette compétition tant elle s’appliquait aussi bien à l’expérience des cinéastes (le vétéran Jan Troell, 82 ans, côtoyait le jeune vidéaste Luis Lopez Carrasco, 33 ans) qu’à la qualité des films. Les membres du jury ont choisi de récompenser aussi bien l’expérience en décernant à l’unanimité le Prix Sauvage à The Last Sentence de Jan Troell, au classicisme proche parfois de l’académisme, que l’audace en accordant une mention spéciale aux deux meilleurs films du festival : The Gambler du lituanien Ignas Jonynas (récompensé également du Prix Luna par le jury étudiant) et The Enemy Within du grec Yorgos Tsemberopoulos. Plus contestable, la mention spéciale décernée par le jury étudiant à Free Range de l’estonien Veiko Õunpuu : le portrait d’un rebelle sans cause et aux faux airs de Pete Doherty qui cumule les clichés – hésitation entre la vie rangée personnifiée par la sage fiancée blonde ou l’insouciance incarnée par la brune excentrique ; le contre-modèle des riches beaux-parents dont l’union est un échec ; la vélléité de poète maudit face aux contraintes matérielles, etc. – et dont les ruptures de tons et de rythme, à défaut de constituer un style, contribuent davantage à déséquilibrer un film qui semble avoir échappé à son auteur. On passera également rapidement sur El Futuro, qui prend pour prétexte une situation politique (la victoire du Parti socialiste ouvrier espagnol en 1982) pour assommer le spectateur sous le brouhaha constant d’une musique new wave d’époque d’où se distinguent imperceptiblement quelques bribes de discussions, dont une seule de nature purement politique. Et sinon ? On boit, on fume, on s’embrasse, on boit encore… mais le lait d’une femme enceinte (oui, vraiment). Faux raccords, jump cuts à la truelle… Pas de doute Luis Lopez Carrasco fait de l’art, mais seulement pour lui-même.
Autre film aux hautes prétentions artistiques, Shirley : vision of Reality de l’Autrichien Gustav Deutsch qui souffre du problème inverse : en adoptant un parti pris formel et esthétique radical, le réalisateur a reproduit à l’identique 13 tableaux d’Edward Hopper. Le tour de force impressionne au début puis finit par agacer par son aspect répétitif, d’autant que la rigidité du dispositif étouffe toute émotion, à l’exception du tableau figurant l’héroïne émue aux larmes devant le film d’Henri Colpi Une aussi longue absence : la mélancolie qui étreint la jeune femme finit par gagner in extremis le spectateur qui n’a pas encore quitté la salle. La première séquence du plus classique A Thousand Times Goodnight d’Erik Poppe impressionne : Juliette Binoche, convaincante en reporter de guerre accro à son métier, photographie les préparatifs spirituels et logistiques d’une femme kamizake avant qu’elle se fasse exploser en plein cœur de Kaboul. Le cinéaste, lui-même ancien photographe de guerre, traduit parfaitement la tension et l’angoisse mêlées de fascination propres au photographe de terrain face au danger. La nervosité de la mise en scène est de nouveau à l’œuvre dans une autre séquence (le pillage d’un camp de réfugiés au Soudan) où la photographe risque une fois encore sa vie pour témoigner des exactions commises au mépris du danger et, surtout, des avertissements de son mari inquiet qui souhaite la voir raccrocher. Dommage que les scènes de famille, tournées en Irlande, manquent cruellement de souffle et de sentiments, la faute à un acteur falot et surtout à une mise en scène étrangement sage, à l’opposé de la vigueur dont elle a su faire preuve lors des séquences d’action sus-citées.
Ceux qu’il faut retenir
Couronné par le jury, The Last Sentence de Jan Troell épouse la forme du biopic pour raconter la résistance intellectuelle menée par l’éditorialiste suédois Torgny Segerstedt (1876-1945) contre Hitler et le nazisme. Tourné en noir et blanc, d’une forme très dépouillée mais avec une lumière qui magnifie les visages, le film mêle, comme tout bon biopic, la grande et la petite histoire. C’est finalement la petite qui semble avoir le plus intéressé le cinéaste dont la mise en scène, lors des séquences où le protagoniste se trouve en présence des fantômes des femmes qu’il a aimées (sa mère, sa femme et sa maîtresse) trouve des accents bergmaniens, le maître suédois ayant exercé sur Troell une influence plus que manifeste. Les démêlés de Segerstedt avec le pouvoir, en revanche, ne passionnent guère, la faute à un manque d’enjeux dramatiques véritables et à l’intimisme extrême d’une mise en scène qui étouffe l’élan narratif. Parmi les trois meilleurs films de la compétition figure le français Mouton, premier long-métrage singulier de Gilles Deroo et Marianne Pistone (et sensation du dernier festival de Locarno où le film a récolté plusieurs prix). Dès les premiers plans fixes montrant une assistante sociale tenter de persuader une mère d’accepter la demande d’émancipation de son fils, les repères semblent familiers : Depardon pour le dépouillement documentaire, Bruno Dumont pour l’approche socio-culturelle ultra-réaliste voire proche de l’entomologie (les réalisateurs se sont immergés pendant plusieurs mois sur les lieux du tournage en Normandie, et le casting se compose de nombreux acteurs non professionnels) jusqu’à l’émission de télé-réalité Striptease. Pourtant, au bout d’une heure, les codes propres au genre du « faux documentaire », scrupuleusement respectés jusque-là, sont brutalement remis en cause au détour d’une séquence inattendue et radicale qui s’accompagne du surgissement soudain d’une voix off (rompant ainsi l’immersion du spectateur), d’intrusion d’éléments surréalistes et de la disparition du personnage clé… Commence alors un second film qui reprend les mêmes motifs que le précédent mais les repères temporels et narratifs ainsi que le rôle des personnages sont brouillés. Et le spectateur, troublé, ne sait plus très bien à quel registre appartiennent les images qui défilent sous ses yeux : symbolisme ? fantastique ? C’est toute l’ingéniosité de ce film qui a le culot d’enfreindre les règles balisées de l’hyper réalisme social pour mieux jouer avec elles. On regrette seulement quelques scènes un peu trop étirées, mais il s’agit d’un péché véniel au regard de l’originalité du film.
Originaires de pays différents (la Lituanie et la Grèce), adoptant une mise en scène opposée (l’une multipliant les effets, l’autre de facture plus classique), The Gambler et The Enemy Within proposent l’un et l’autre une vision désespérée et cauchemardesque de leur pays d’origine. On pourrait être tenté d’attribuer cette coïncidence, malgré l’origine géographique opposée de ces deux films, au profond sentiment de désillusion enraciné en Europe. Tous deux dessinent une société fragmentée, livrée à elle-même, où les repères moraux et affectifs se dissolvent sous l’effet de la violence, de l’appât du gain et de l’individualisme. Dans The Enemy Within, c’est la vie d’un père de famille de la classe moyenne, « citoyen sans histoire », comme le qualifie de manière ironique un policier, qui est bouleversée le jour où sa maison est la cible d’un cambriolage au cours duquel sa fille mineure est violée. Dès lors, toutes les valeurs humanistes du protagoniste s’effacent au profit d’une soif de vengeance qui le conduit au meurtre. Sur un canevas classique, le réalisateur a l’habileté de détourner les codes du thriller pour aborder une réflexion sur le mal qui ronge toute société soi-disant évoluée au sein de laquelle « l’ennemi intérieur » réside en chacun de nous. Une brutale prise de conscience frappe de plein fouet le personnage, dont les convictions morales sont mises à mal lors d’un dénouement subtil qui voit sa culpabilité renvoyée dos à dos à celle du violeur. Sa dérive psychologique est merveilleusement rendue par son errance, hagard, dans les rue d’Athènes, ville fantôme aux repères brouillés, qu’il soient historiques (la vision fugace de l’Acropole au détour d’un plan, la nuit, comme un phare lointain) ou politiques (le reflet du parlement grec sur une vitre de voiture). L’homme finit par ôter ses lunettes qui ne l’avaient pas empêché d’être aveuglé jusque-là. Plus désespéré encore, The Gambler met en scène un ambulancier qui, ayant mis en place un juteux système de pari portant sur la probabilité de décès des blessés admis à l’hôpital, est rejeté par la femme dont il est tombé amoureux lorsqu’elle découvre le trafic auquel il se livre. Ignas Jonynas, dont c’est le premier film, dresse un tableau sans complaisance de son pays confronté de façon brutale, après l’éclatement de l’URSS, aux mécanismes de l’économie de marché qui encouragent toutes les dérives mafieuses et conduisent, in fine, à la négation de l’individu. Admirablement maîtrisé de bout en bout, usant de toutes les audaces de mises en scène (plans séquences virtuoses, panoramiques à 360°), le cinéaste frappe fort avec cette œuvre coup de poing qui fait songer évidemment, par sa violence et son urgence, à Tarantino et Scorsese, mais dont la conscience politique n’appartient qu’à lui.
Ces deux grands films ne font que confirmer le caractère précieux du festival qui, par son sens de la découverte, permet la révélation de deux cinéastes à suivre. Il ne reste plus qu’à souhaiter ardemment leur distribution en France
Le festival L’Europe autour de l’Europe du 12 mars au 13 avril 2014.