AT BERKELEY ou la migraine comme effet secondaire de la démocratie
La vie sur le campus californien de Berkeley, de réunions d’élèves en réunions de profs, de séminaires en cours, de revendications en manifestations : Frederick Wiseman prend son temps pour décliner toutes les formes possibles d’échanges d’idées, et fait de la parole un torrent démocratique qui grossit et emporte tout.
A mi-parcours – ce qui fait quand même deux heures – At Berkeley s’adresse indirectement au spectateur, via un étudiant monté sur scène pour présenter un spectacle. Ce que le public s’apprête à voir, annonce-t-il, c’est un état des lieux destiné aux générations futures. Puisque l’Histoire ne retient que les grands noms, pas les petites gens, il faut fabriquer son témoignage : « Citoyens de dans mille ans, voilà comment nous étions ». At Berkeley est comme ça : une capsule-temps renfermant le campus californien bien connu pour sa culture de la libre parole. Il propose un instantané de la vie en ce lieu, au début des années 2010. Et comme le lieu en question est colossal, stratifié, et protéiforme, l’instantané dure ce qu’il faut et tient de la très longue pose photographique.
Tout y passe ou presque : les cours en amphi, les réunions entre élèves, les réunions entre membres de l’administration, les séminaires, les cours qui ressemblent à des séminaires, les séminaires semblables à des cours, les profs, les étudiants, les intervenants-chercheurs, etc. La parole coule, sans arrêt, car Wiseman ne s’intéresse qu’à elle. D’un match universitaire de football américain, là encore colossal – c’est l’Amérique – il ne garde que l’entrée de la fanfare, celle des joueurs et les tifos des supporters. Puisque les voix des ces derniers ne peuvent être distinguées, le discours passe par les panneaux qu’ils brandissent et les mots qu’ils forment, unis comme un seul homme. Le discours trouve toujours son chemin, s’infiltre partout. Il finit par prendre la tête. A ce titre, l’interminable discussion sur la sécurité du campus, où un interlocuteur bavard monopolise les échanges, provoque la plus vive souffrance. C’est un exemple extrême, preuve que Wiseman déploie toutes les formes possibles de l’expression orale, y compris les moins aimables, les plus fastidieuses. Elle est tour à tour sophistiquée (un exposé sur le vide sidéral, incompréhensible pour le commun des mortels), ludique (un cours qui tourne au one-man show, ce qu’encourage la disposition en U ou en cercle des pupitres des étudiants), technique (le détail des finances de l’université), émotive (une élève fond en larmes en évoquant sa situation personnelle). Elle reste statique et presque toujours hors de toute action. « Presque », parce que ce trop-plein de discours finit par déborder, à la manière d’un bain qu’on aurait trop laissé couler.
Et si le mal de tête prend, rien de grave : c’est simplement un effet secondaire de l’expression publique et de la démocratie.
Quand les étudiants en ont marre de lever la main pour rien (le film est criblé d’instants où les étudiants sont ignorés de leurs profs refusant d’être interrompus) ou qu’ils s’inquiètent de voir leur université privée de ses fonds publics, ils manifestent bruyamment, nombreux, et investissent le sacro-saint bastion du silence : la principale salle de lecture de leur plus grande bibliothèque. Rien n’arrête le discours. Même dans ce qui devrait être un désert pour lui, il se répand. Ce défilé, véritable fait d’actualité survenu pendant le tournage, protège le film et son parti-pris de toute vanité. La parole peut mener à l’action. L’oral peut avoir un effet concret. Il ne fait pas que brasser l’air. Ce pragmatisme semble très américain. Aux Etats-Unis, on ne parle donc pas pour ne rien dire, on agit. At Berkeley bat en brèche pourtant pas mal d’idées reçues concernant ce pays. A commencer par sa supposée hostilité à l’intellectualisme. A moins de considérer le campus comme un bastion de résistance en territoire ennemi – la présence du football américain et la ferveur qui l’entoure ne nous encouragent pas dans cette voie – Berkeley apporte la preuve qu’en Amérique comme ailleurs, on réfléchit, et mieux, on prend plaisir à réfléchir, même quand on a été un soldat (voir le groupe d’études constitué de jeunes vétérans et consacré à Primo Levi). On savoure d’autant plus les effets de l’échange d’idées que celui-ci se fait à la façon d’une discussion intime, toujours en petit comité, constituant un rêve incroyable de profs et d’élèves. Surtout que passer d’une salle à l’autre réserve un voyage dans le temps, ordinaire et magique à la fois.
At Berkeley présente une vue en coupe de la nation américaine, plus historique que sociale, notamment en gardant au montage une étude d’un extrait de Walden de Thoreau. « Citoyens du futur, voici comment nous étions, mais voici aussi d’où nous venons », semble dire le film. Un véritable « nous », pas une somme de « je ». At Berkeley est le remède à l’envahissante scripted reality et aux documentaires formatés pour la télévision. Il ne romance pas, il ne s’attache pas, ne suit personne en particulier (seul le président de l’université fait plusieurs apparitions). Il ne recherche pas le microcosme – en quoi cette population est représentative de celle du pays – mais crée un prisme, au travers duquel on a une vue d’ensemble de tout un groupe. Il y a un sacré paquet de visages visibles dans le film, mais aucun ne ressort plus qu’un autre. Tous forment une mosaïque, comme la multitude de panneaux colorés brandis par les supporters de foot. Ils n’existent jamais individuellement, mais toujours au travers d’une petite communauté à laquelle Wiseman laisse toujours le temps de s’installer. D’où le choix d’un montage élémentaire faisant se succéder un bloc de scènes, des plans de coupe en extérieur, un autre bloc, d’autres plans de coupe, etc. Une structure exprimant son allergie à la télévision, car à l’opposé de ses canons esthétiques, de son mode de narration privilégiant l’affect à l’intellect (At Berkeley est l’anti Etre et avoir), de sa tentation du saucissonage. Là, nous avons quatre heures, à avaler d’un bloc ou à laisser. Et si le mal de tête prend, rien de grave : c’est simplement un effet secondaire de l’expression publique et de la démocratie.
AT BERKELEY (Etats-Unis, 2013), un film de Frederick Wiseman. Durée : 244 minutes. Sortie en France le 26 février 2014.