Newsletter Subscribe
Enter your email address below and subscribe to our newsletter
Blue Caprice vs Fruitvale Station. Deux films en compétition à Deauville US, deux façons d’aborder un fait divers. Ce n’est pas tant le traitement que le point de vue qui diffère : l’un suit deux tueurs (potentiellement branlant), l’autre une victime (potentiellement barbant). Lequel a fait le bon choix ?
Les festivaliers ont probablement entendu plus de coups de feu en deux jours à Deauville US qu’en une année entière de cinéma. Parmi les nombreuses histoires d’armes et de violence de cette 39ème édition, deux récits en Compétition inspirés de faits divers : Blue Caprice et Fruitvale Station. De nombreuses balles tirées dans l’un, mais une seule dans l’autre. Le premier relate les meurtres du Beltaway Sniper, qui assassina arbitrairement dix personnes sur la côte Est en 2002. Le second évoque la bavure policière qui coûta la vie à Oscar Grant à San Francisco, en 2009.
Les deux films débutent de manière similaire. Un prologue constitué d’images d’archives, images chocs, sert à déterminer le sujet et tout autant à agripper le spectateur. Comme une série télé qui aurait peur de perdre son audience, il s’agit de frapper fort d’entrée de jeu. Manque de tact, voire chantage à l’émotion, impression de déjà-vu aussi, les reproches à formuler dès ces premières minutes sont nombreux et justifiés. Mais ces introductions jumelles ont au moins le mérite de rendre plus visible la rupture qui vient ensuite. Après l’apparition du titre, c’est la fourche. Blue Caprice et Fruitvale Station prennent deux directions radicalement opposées ; pas d’un point de vue stylistique (même images ouatées, mêmes ralentis pesants) ni même narratif (à chaque fois, il s’agit de revenir sur les dernières heures de personnages avant l’irréparable). La différence réside dans le choix des protagonistes. Dans Blue Caprice, Alexandre Moors suit le tueur et son mentor jusqu’à leur passage à l’acte plutôt que de s’intéresser à leurs victimes, innocentes et même précisément choisies pour cela. Avec Fruitvale Station, Ryan Coogler décide de faire revivre Oscar Grant, jeune homme tué sans raison apparente par un policier. Un choix regrettable en ce qu’il condamne le spectateur à passer plus d’une heure en compagnie d’un homme ordinaire lors d’une journée ordinaire, 24 heures avant le drame. Coogler se retrouve tiraillé entre représenter honnêtement des gestes quelconques (Oscar mange, Oscar fait ses courses) et se laisser aller à surcharger bêtement son récit avec des actions rares et symboliques : jeter sa drogue, aider une femme en détresse, porter secours à un chien blessé, etc.. Une succession de scènes, peu excitantes pour autant, qui ne soulignent que lourdement le désir de son auteur : montrer par tous les moyens qu’Oscar Grant était quelqu’un de bien. Ce qui ne sert à rien car, 1) personne n’en doutait et 2) même s’il s’était avéré un salaud, cela ne rendrait pas sa mort moins injuste.
Mais la supériorité de Blue Caprice sur Fruitvale Station ne tient pas seulement dans sa direction narrative initiale, décision définie dès la mise en projet du film. Le réalisateur Alexandre Moors sait aussi rendre ses personnages toujours plus complexes, et par des moyens inattendus. Si ses deux personnages principaux sont profondément hors-norme – un tandem instable, marginal, voire illuminé – Moors garde la distance suffisante pour ne pas avoir à les juger en tant que tel, tout en usant de symboles discrets pour leur conférer cette singularité. Il accole notamment des plans a priori sans rapport, pour véhiculer de nouvelles perspectives. L’environnement des deux hommes (un entrainement de tir en forêt, un barbecue) bascule soudainement, à l’aide de prismes déformants (deux images issues de téléviseurs, une explosion en Afghanistan et un niveau du jeu vidéo Doom). L’idée d’une déconnexion avec la réalité commence à faire son chemin. Les dialogues prennent ensuite le relai, ils convoquent des notions telle que l’invisibilité (s’ils tuent sans qu’on les remarques, c’est parce qu’ils sont «invisibles» dans la société, explique le mentor) et l’invincibilité (le jeune sniper regarde un ami jouer à Doom avec une option qui l’empêche d’être tué). La mort ne peut plus les rattraper, non pas parce que la police ou la justice sont incapables de s’en charger, mais parce qu’ils ont perdu tout contact avec la réalité. De fait, il n’est pas étonnant que le jeune assassin n’écoute absolument pas son ami gamer quand il lui parle avec enthousiasme de la rébellion au sein du véritable monde de Matrix. Lui n’aurait jamais pris la pilule rouge, il ne peut désormais plus voir la réalité des choses, son mentor est sa Matrice.
Blue Caprice et Fruitvale Station n’ont décidément rien à voir. L’un est étonnamment riche, aussi calibré et indolent soit-il, quand l’autre est désespérément vide. Leur seul titre pouvait déjà donner une indication de leur dissemblance. «Blue Caprice», c’est un modèle de voiture, alors que «Fruitvale Station» est une station du métro de San Francisco. Ainsi, Blue Caprice se conduit, librement, n’est pas forcément linéaire, peu s’allouer des embardées, peut s’arrêter quand bon lui semble. Fruitvale Station conduit le spectateur, toujours tout droit, sans surprise possible, avec des arrêts bien connus du voyageur, qui sait où il se dirige et n’a aucune chance de faire dévier sa trajectoire funeste.
La conclusion sera rude, tragique. Pourtant, comme s’il ne l’était pas assez, Ryan Coogler semble encore noircir le tableau, involontairement peut-on supposer. Pourquoi insister sur le fait que c’est la femme d’Oscar qui le pousse à prendre le métro, dont il ne reviendra pas vivant ? Pourquoi la laisser ensuite croire à l’éventualité d’un adultère juste avant sa mort (le spectateur, lui, sait que ce n’est pas la cas mais elle peut rester dans le doute pour toujours) ? Ce sont deux décisions étranges, presque cruelles. Mais le pire reste à venir. Passée la longue conclusion déjà mortifère, Ryan Coogler referme son film sur de traditionnels cartons informatifs (ils expliquent notamment que le policier a été libéré prématurément). Puis il ajoute une image du vrai Oscar Grant, avec ses dates de naissance et de mort. Ca commence à faire beaucoup. C’est alors que l’écran s’éclaircit de nouveau : Coogler ajoute des images d’archives, de janvier 2013, celles de la commémoration de la tragédie. Le sensationnalisme devient étouffant. Nouveau plan, le dernier, enfin : une image de la véritable fille d’Oscar Grant, pleurant l’absence de son père. Impossible de faire plus tire-larmes, c’en est écoeurant. C’est écoeurant parce que l’histoire dont parle Fruitvale Station est triste, et le spectateur peut en vouloir à Coogler de lui faire éprouver des émotions si négatives face à ce récit (le désintérêt, puis l’ennui, puis l’exaspération).
Blue Caprice, de son côté, n’offre certainement pas une telle amplitude d’émotions ; c’est donc une victoire sans panache pour Alexandre Moors, tout juste de quoi donner envie de voir ce qu’il fera de son deuxième film. Espérons seulement, pour lui comme pour l’Amérique, côte Est ou côte Ouest, qu’il n’ait pas à mettre en images un nouveau fait divers sanglant.
BLUE CAPRICE (Etats-Unis, 2013), un film d’Alexandre Moors, avec Isaiah Washington, Tequan Richmond, Tim Blake Nelson, Joey Lauren Adams, Leo Fitzpatrick. Durée : 94 minutes. Sortie en France indéterminée.
FRUITVALE STATION (Etats-Unis, 2013), un film de Ryan Coogler, avec Michael B. Jordan, Melonie Diaz, Octavia Spencer, Chad Michael Murray. Durée : 85 minutes. Sortie en France le 29 janvier 2014.