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Caught by the Tides malaxe les vies et les souvenirs, les fictions passées et les époques révolues pour esquisser une histoire inédite. Un maxi best-of Jia Zhangke fascinant, puisé dans les rushs de ses films passés, une œuvre bâtie sur des ruines pour la charger d’une force propre et d’envies nouvelles.
Déjà dans Les éternels (2019), Jia Zhangke reprenait des plans tournés au milieu des années 2000, lorsque ses personnages retrouvaient les paysages des Trois Gorges avant leur ensevelissement, et dans Visit (2020) des images de foule, captées cinq ans plus tôt pour Au-delà des montagnes, intégraient juste avant le fondu au noir le nouveau défilement.
Avec Caught by the Tides, Jia va encore plus loin : les deux tiers de son film, les deux segments situés en 2001 et 2006, précédant celui de 2022 filmé pour l’occasion, se nourrissent des rushs de films passés, de Plaisirs inconnus à Still Life. S’il recourt à certains artifices, tels des cartons pour fluidifier la narration, Jia tient le pari délicat de raconter une histoire neuve avec du vieux. On craint un temps que ça ne prenne pas, jouant les Cassandre face aux passages les plus ineffables ; seulement, la ruine étant au cœur du film, le ressac aussi et dès son titre, la matière à sa disposition lui était favorable, les cendres du temps prêtes à se réembraser.
Caught by the Tides dans son ensemble est à l’image des espaces réinventés que l’on aperçoit dans son premier mouvement, celui qui se déroule à Datong à l’aube du nouveau siècle : le film est semblable à ce bus abandonné puis réinvesti par les personnages (comme dans In Public d’ailleurs, alors transformé en restaurant), aussi comparable à ce Palais de la Culture fantomal, repris et réinvesti par les travailleurs, les anciens mineurs et leurs compagnes, qui y chantent aujourd’hui des airs d’Opéra. Le film se reconstruit comme les villes traversées, de Datong à Fengjie, le plus étrange étant le mortier qu’utilise Jia, des séquences presque expérimentales, liant les époques, sortes de surimpressions godardiennes, voire lynchiennes quand le ralenti succède à la syncope. Ce trop-plein d’images remplit les trous laissés dans le décor par la démolition.
En résulte plus vastement un collage hallucinatoire, un rêve étrange et beau, accentué par la célébration de l’absence : les personnages se cherchent, ne se trouvent pas, l’héroïne QiaoQiao, jouée à toutes époques par Zhao Tao, ne dit jamais un mot. Film narratif (mais tout juste), film expérimental au global, Caught by the Tides est avare en paroles et presque dénué de personnages, souvent absents donc et sinon présents mais sans passé, des fantômes eux aussi. C’est un film qui privilégie l’Histoire aux histoires, pas de faits, juste du contexte : un quart de siècle en Chine.
Malgré le récit national qui s’invite dans tous les interstices, la tentation du vide prévaut. Caught by the Tides confine à l’épure, et c’est précisément cela, l’idée de partir d’une toile certes pas blanche mais pas figurative non plus, d’une toile abstraite constituée de couches successives, de traces (ses collages) et de brûlures (un portrait de Mao rogné par le feu, une feuille consumée par les flammes surgissant sur un téléviseur), de partir d’une toile évanescente sur laquelle chaque spectatrice et chaque spectateur appose ses propres sentiments et son propre rapport au temps, qui rend le film si discrètement vibrant, et qui en fait une expérience bouleversante.
CAUGHT BY THE TIDES (Feng Liu Yi Dai, Chine, 2024), un film de Jia Zhangke, avec Zhao Tao et Li Zhubin. Sortie en France non déterminée.