Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur… le cinéma roumain en 2024
Pour la seconde année consécutive, le cinéma d’auteur roumain est à l’honneur sur Accreds via cette page dédiée : un article évolutif, croissant au fil des mois, critique après critique, briguant l’exhaustivité du recensement, au gré des présentations en festivals et des sorties sur grand ou petit écran.
Barème de notation : de ⚠ à
JANVIER
le 25
MAIA – PORTRAIT WITH HANDS, d’Alexandra Gulea
Présentation au Festival International du Film de Rotterdam (IFFR) (Pays-Bas) – section Harbour
Le portrait d’Alexandra Gulea, par sa petite fille ; laquelle porte les mêmes prénom et nom que son aînée, mais aussi le même nom de famille que son père, ce qui est plus courant mais ici pesant, s’agissant du célèbre réalisateur roumain Stere Gulea (la trilogie de La famille Moromete). Le documentaire est aussi le portrait d’une époque et d’un peuple, la population aroumaine dont le récit décrit les souffrances, les persécutions et le nomadisme presque forcé, mais rien de bien précis. Les marqueurs historiques de la vie de son aïeule comme ceux de cette minorité ethnique peinent à s’imposer, le film privilégiant l’impression diffuse : Maia tisse une histoire d’abandons et de disparitions (des terres, des enfants), une histoire de transmissions (paroles, souvenirs, patronymes, mantras et autres répétitions). Or, qui regretterait de ne pas saisir plus lisiblement les enjeux du film pourra toujours se laisser emporter par le tourbillon formaliste protéiforme imaginé par Alexandra Gulea, cumulant les propositions avec une aisance technique et un sens du rythme évident : animation, surimpressions, marionnettes, sculpture, peinture, performances, etc. À tous point de vue, on quitte le film un peu étourdi.
FÉVRIER
le 18
SEMAINE SAINTE (Săptămâna Mare), d’Andrei Cohn
Première mondiale à la Berlinale (Allemagne), section Forum
Sortie en salles en France le 10 avril 2024
Au début du siècle dernier, un contentieux entre Leiba, aubergiste juif, et Gheorghe, son employé chrétien, atteint son point de non-retour lorsque le premier renvoie le second, lequel lui assure qu’il reviendra régler ses comptes la nuit de Pâques… Andrei Cohn orchestre patiemment, admirablement la montée crescendo de l’appréhension, de la tension qui, certes, régit et gangrène la relation entre les deux hommes, mais se file et s’éploie aussi dans le rapport de Leiba à ses clients ; parmi eux, deux bons vivants complètement ravagés tout cortiqués qu’ils puissent paraître, assénant avec aplomb leur théorie de l’involution, ce mouvement contraire tendant à faire régresser l’humain en vile bête et qui, comme c’est heureux, se manifesterait chez certaines ethnies et non chez d’autres.
Ce travail de sape moral heurte Leiba, autant que l’épée de Damoclès qu’aura suspendue Gheorghe au-dessus de lui et de sa famille. Le sourd suspense fonctionne remarquablement, et ce jusqu’à une séquence majeure, celle d’un incendie criminel saisissant, duquel il n’est pas même nécessaire de préciser quelles en sont les victimes ni les coupables (et de trop en dire, donc), tant l’essentiel reste d’y voir l’acte fourrier d’une catastrophe supérieure, d’y déceler sans ambages l’origine de la Shoah quelques décennies plus tard – rappelant en cela l’ambition de Michael Haneke dans Le ruban blanc en 2009.
Dans Psychanalyse du feu, Gaston Bachelard évoquait brièvement la teneur potentiellement purificatrice du motif pyrique ; et le spectateur de Semaine sainte de s’y attacher pour mieux la relier à la notion de purification ethnique. « Le nœud du problème [de la purification par le feu] est au contact de la métaphore et de la réalité : le feu qui embrasera le monde au Jugement dernier, le feu de l’enfer sont-ils ou ne sont-ils pas semblables au feu terrestre ? » s’interrogeait Bachelard. Avant Andrei Cohn, le grand Mircea Daneliuc au terme de son chef d’œuvre Les escargots du sénateur (1995) témoignait d’un désir latent d’épuration des peuples Roms, filmant un groupe de villageois qui, suite à l’agression commise par un membre issu de la minorité, en venait à brûler sans vergogne leurs maisons et ceux qui les habitent ; plus récemment, Radu Jude mettait en scène une reconstitution théâtrale filmée d’un massacre de Juifs cette fois, vision d’un baraquement réduit en cendres, là encore avec les familles à l’intérieur, dans le non-moins remarquable Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares (2018). Jude y provoquait la stupeur de ses spectateurs quand ceux dudit spectacle s’avéraient finalement moins horrifiés que convaincus par la décision de la tuerie, dénonçant par-là un antisémitisme rémanent du peuple roumain.
Les victimes changent, l’Histoire se répète, et le cinéma roumain reconduit et repense cette même image terminale, ce même brasier par lequel tout s’achève quand s’y confondent les feux terrestres et le feu de l’enfer.
MARS
le 19
THE CAPTURE (Captura), d’Adi Voicu
Première mondiale au Festival International du Film de Sofia (Bulgarie) – Prix Spécial du Jury
Sami, reporter franco-roumain, filme sa compagne chez lui, sans ses habits ni son consentement. Le couple se rend ensuite à une exposition d’art contemporain, dont l’installation principale évoque les minériades, ces affrontements ayant éclaté quelques mois après la révolution de 1989 entre le peuple et des groupes de mineurs, lesquels avaient été appelés en renfort par l’ex-pouvoir communiste pour asseoir une démonstration de force visant à empêcher une « vraie » transformation du pays (en 1996, Lucian Pintilie revenait déjà sur ces événements dans son envoûtant thriller Trop tard).
Quand Sami quitte l’expo et descend dans la rue, ayant sa caméra à portée de main comme à son habitude, il filme les traces d’affrontements autrement plus frais : quelques poubelles renversées et une voiture calcinée témoignent d’une manifestation venant de s’achever (s’il faut se lier au réel, ce soir-là les bucarestois·es dénonçaient sans doute la corruption du gouvernement, subissant alors une répression policière démesurée, événements authentiques survenus en 2017). Dans la foulée, quand un manifestant passe devant son objectif, Sami le capte presque négligemment mais sous l’œil de la police, qui lui reproche aussitôt cet enregistrement et l’envoie manu militari dans un fourgon avec d’autres quidams, eux aussi accusés d’avoir troublé l’ordre public. S’ensuit une descente aux enfers pour le personnage, un long cauchemar qui rappelle Très bien, merci d’Emmanuelle Cuau (2017), mais pas suffisamment, d’ailleurs.
Adi Voicu y dresse un parallèle, évident même si légèrement modéré, forcément, entre le gouvernement contemporain et l’exécutif sous Ceaușescu : au-delà des agissements des agents dans les rues (qui renvoient plus encore aux minériades, donc), ceux des policiers quand il s’agit de prendre une déposition, dialectique faussement souple et vraiment intimidante, convoquent la Securitate. Telle une épanadiplose, le film se referme comme il avait débuté, sur l’intime, sur le couple, pour une autre forme de conflit ; une pirouette inattendue grâce à laquelle Cohn travaille in extremis une mise en perspective de la sujétion politique et, gigogne, de la sujétion masculine. Aussi ramassé soit-il, durant à peine plus d’une heure, ce « petit » film a finalement pas mal de choses à raconter.
MAI
le 17
TROIS KILOMETRES JUSQU’A LA FIN DU MONDE (Trei kilometri până la capătul lumii), d’Emanuel Pârvu
Première mondiale au Festival de Cannes (Sélection officielle – En compétition – Lauréat de la Queer Palm 2024)
Delta du Danube. Adi, 17 ans, vit à Tulcea mais passe l’été non loin, dans le petit village qui l’a vu grandir. Une nuit, l’adolescent est surpris en train d’embrasser un garçon, un « touriste » de passage dixit les villageois. Deux d’entre eux lui tombent dessus et le rouent de coups. Emanuel Pârvu dessine alors un réseau de souffrances retors et déchirant : Adi est contraint de reconnaître que ses parents ne sont finalement pas plus peinés de le voir blessé que de le savoir gay. A l’échelle du village, la situation se complexifie encore : ses agresseurs sont les deux fils d’un homme à qui son père doit de l’argent, puis la police s’en mêle, et le prêtre local, et les services sociaux, etc. La situation est inextricable et le si beau village de pêcheurs dont elle est le théâtre devient presque dédaléen : on ne s’y déplace qu’à pied, on ne le quitte qu’en bateau, le soleil aveuglant semble contraindre tout déplacement et le vent omniprésent paraît repousser toute velléité de départ. Les efforts conjugués de scénographie et de mise en scène déployés par Emanuel Pârvu confèrent ainsi ce sentiment singulier d’observer un personnage pris au piège d’une prison à ciel ouvert, improbable zone cauchemardesque et néanmoins idyllique.
On retrouve de temps en temps ce qui faisait l’originalité de son film précédent, le remarquable Mikado (2021), dans lequel au détour des cloisons et des cuts, les personnages donnaient parfois l’impression d’apparaître et de disparaître. Ici, les grands espaces limitent ce jeu de montage, mais Pârvu parvient à surprendre d’une façon comparable : ici trois silhouettes terrifiantes surgissant à travers la fenêtre de la chambre adolescente ; là, le protagoniste que l’on pensait enfin sauvé, au loin, en mer, reparaît par surprise, penaud sur le perron de sa maison. Le film convole vers une conclusion proche de celle de Mikado, là encore : dans ce film passé, l’ensemble des tentatives de résolutions s’étant avérées infructueuses, le destin se chargeait de rééquilibrer les souffrances, une mort (début du film) contre une autre (la fin, un accident). Dans Trois kilomètres…, sans trop en dévoiler, le film et ses personnages cherchent eux aussi à résoudre le conflit autour d’Adi de toutes les manières possibles, si bien que lorsque plus rien ne fonctionne, la solution la plus radicale mais aussi la plus naturelle s’impose. Et la conclusion s’avère terrible et lumineuse à la fois.
le 23
NASTY – MORE THAN JUST TENNIS, de Tudor Giurgiu, Cristian Pascariu et Tudor D. Popescu
Première mondiale au Festival de Cannes (Sélection officielle – Séance spéciale)
« Nasty », c’est le petit nom donné à Ilie Năstase, le plus grand tennisman roumain, au sommet durant les années 1970. Les spectatrices et spectateurs qui le découvrent ou le connaissent peu ignorent sans doute ce surnom, et on ne pourra donc pas les blâmer de s’étonner dans un premier temps que le documentaire n’indique pas dans son titre de qui il brosse le portrait. Au bout de quelques séquences, on devine donc que « Nasty » est cet homme, mais aussi que le jeu de mot renvoie au caractère de sale gosse du joueur sur le terrain (l’anglais « nasty » signifie « vilain »). Coups de sang, provocations, souvent faites avec le sourire mais pas toujours, Ilie Năstase c’était McEnroe avant l’heure (on les voit d’ailleurs s’affronter et l’américain s’avère le plus sage des deux). Hors des courts, et parfois pendant les matchs, on le voit aussi très jovial, blagueur, presque un clown – l’un des intervenants le rappelle : « Pour être un bon clown, c’est une question de timing », et Năstase avait ce talent, dans l’humour et dans son jeu. Le documentaire s’attarde sur son côté « sale gosse » donc, à dire tout ce qui lui passe par la tête (aux arbitres, notamment), à bouder ou encore, en compagnie de son ami Jimmy Connors et d’autres, à se lancer dans une bataille de nourriture. Alors quand Nasty passe ensuite un petit moment à détailler son côté playboy, les filles qu’il draguait, avec des images du Studio 54 pour illustrer tout cela, on est en droit de s’interroger : que regarde-t-on ? Est-ce bien passionnant ?
Sans transition aucune, Nasty nous propulse en 1989 à la chute de Ceaușescu, et le récit replonge au cœur des années 1970, décrivant brièvement les conditions particulières de circulation des joueurs roumains en Europe pendant la dictature. Et l’on fait soi-même le raccord avec un passage situé plus tôt dans le film, anecdote truculente partagée par le « frère » aîné de Nasty, son coéquipier Ion Țiriac : le souvenir qu’ils faisaient le choix de dormir dans des parcs lors de leurs premières participations à Wimbledon, tant deux nuits d’hôtels londonien économisées pouvaient leur être profitables pour s’acheter des chaussures ou garder l’argent pour leurs familles. On navigue ainsi entre les époques, mais surtout entre le trivial et le sérieux : on ne sait pas toujours sur quel pied jouer, docu droit ou son revers, à l’image d’Ilie Năstase finalement, et ce constat est celui qui sert le mieux ce documentaire.
JUIN
Du 20 au 22
Films présentés au TIFF – Festival International du Film de Transylvanie (Cluj-Napoca, Roumanie)
Section « Romanian Days » (à l’exception de Comrade, présenté en « What’s Up, Doc ? »)
FAMILY WEEKEND, de Mihnea Toma
Dans ce documentaire intimiste, Mihnea Toma brosse le portrait de ses parents. Le jeune homme vit à Bucarest à l’année mais il est de retour chez eux pour quelques jours, à Constanța, sur la Mer Noire. En cela, Family Weekend est un peu le version DIY de Trois kilomètres avant la fin du monde. Pas d’agression homophobe ici toutefois, la violence que Mihnea peut ressentir provient surtout de l’incompréhension de ses parents quant à ses désirs (artistiques du moins, le reste est encore moins discuté). Il veut devenir cinéaste, s’intéresse notamment à la communauté LGBTI et partage avec ses géniteurs sa nouvelle idée de projet : réaliser un documentaire sur un groupe de drag queens. Que n’a-t-il pas dit ? S’en suit une discussion parfois houleuse mais argumentée, à défaut d’être toujours raisonnée. Dans le salon, un parent par fauteuil, assis devant la télé, ils émettent leur point de vue avec aplomb : la mère ne comprend pas qu’il ne s’intéresse pas à des gens « normaux », le père semble mieux l’accepter mais lui dit qu’il devrait « attendre d’être Cristi Puiu ou Corneliu Porumboiu » pour se permettre d’aborder ce genre de sujet, histoire de ne pas être catalogué. Au milieu du film, un saut à la plage, une aération des plus vastes, on souffle… puis Mihnea Toma nous renferme aussitôt dans le salon. Difficile de s’échapper. A un moment, la mère reproche à son fils de ne s’intéresser qu’à des figures vivant à la marge de la société roumaine, lui demandant de lui prouver qu’il peut faire autre chose. Or, c’est précisément ce qu’il est en train de faire à cet instant, en tournant ce qui deviendra Family Weekend. Ce sont ces lapsus qui rendent le film encore plus intéressant. Loin des fauteuils, en ville ou à la plage, dans l’intro ou dans la conclusion, d’autres petits moments en disent aussi beaucoup, sans le savoir : la mère qui lui ferme la porte au nez pour rire (mais est-ce le cas plus généralement ?) ; le père qui se coupe le doigt en faisant la cuisine au moment précis où il répond un petit « oui » à la question « Vous êtes content que je sois de retour à la maison ? » ; plus tard, le père s’adressant à un chien errant : « On emmerde l’amour, hein ? C’est mieux d’être libre, d’aller où on veut, quand on veut », discours opposé aux vertus du « droit chemin », prônées par lui et par sa femme quelques instants plus tôt ; enfin, dans les derniers instants, la famille prend un selfie à la mer, seulement Mihnea y apparaît en retrait. Finalement, c’est aussi cela que raconte son Family Weekend : aux dépens du fils malheureusement, le père et la mère ont une grande connivence et le film s’achève là-dessus car, malgré la peine sans doute engendrée d’être tenu à l’écart, Mihnea Toma brosse bel et bien le portrait de ses parents en tant que couple ; peut-être était-ce même ce dont il souhaitait parler avant tout ?
ALICE ON & OFF, d’Isabela Von Tent
Après Family Weekend, voici un autre documentaire centré sur une famille de trois, et dont l’une des figures est elle aussi perçue comme périphérique. Le lien entre les deux films s’arrête là : l’un étant concentré sur deux petites journées quand Alice On & Off s’étire sur près de dix années. La réalisatrice Isabela Von Tent – aussi réal de seconde équipe sur Ext. Car – Night (autre entrée de ces « Journées roumaines », voir plus bas) – enregistre le quotidien de son amie Alice, 18 ans, maman d’un petit Aristo alors âgé de 2 ans lors des premières prises de vue, et du père, un homme de 53 ans. La figure à la marge, c’est Alice, plus exactement un électron libre, quittant le champ, plus ou moins loin, plus ou moins longtemps. Malgré tout le mal que l’on peut décemment penser de cet homme d’âge mûr qui a mis en enceinte une ado de 15 ou 16 ans, quand Alice disparaît, partant notamment vivre quatre ans en Suède, il a au moins le mérite de s’occuper de son fils. Soit. Ceci dit, la mère s’en occupe aussi, à sa façon, et c’est ce que son amie Isabela souhaite raconter, notamment en lui laissant la parole à travers quelques confessions face caméra : Alice, qui a énormément souffert dans sa jeunesse, qui a vaincu une addiction à la drogue à un âge où d’autres tombent dedans, ne parvient certes pas à rester dans les parages, mais elle aime son garçon et c’est elle qui soutient financièrement la famille pendant une décennie entière, en vendant quelques toiles et en s’affichant sur une autre, en tant que cam-girl. L’amour de la mère et de son fils, visible à chaque fois qu’ils se retrouvent, malgré tout, offre forcément plusieurs instants touchants, captés avec simplicité. Voir Aristo grandir, obtenir un diplôme à l’école ou une médaille dans une compétition de lutte, ce sont là d’autres images chargées en émotion. Face à Alice On & Off, on songe parfois à deux documentaires de dix ans ses aînés, Toto et ses sœurs d’Alexander Nanau et Spartacus et Cassandra d’Ioanis Nuguet, mais sans qu’Isabela Von Tent n’en égale l’ambition formelle ; ce n’était peut-être pas même son intention, mais reste que la crudité et le manque de relief du documentaire le desservent parfois un peu.
CLASAT (DISMISSED), de Horia Cucuta et George ve Ganæaard ⚠
Si l’on mentionnait Toto et ses frères juste au-dessus à propos d’Alice On & Off, c’est un autre documentaire d’Alexander Nanau qui vient à l’esprit dès les premières minutes de Clasat : comme dans L’affaire Collective (2019), il s’agit ici d’une contre-enquête menée par un journaliste pour tenter de comprendre les tenants et aboutissants d’un incendie meurtrier, dont l’investigation a été bâclée par la police. Infime différence toutefois entre le docu choc de Nanau et ce Clasat… ici, tout est bidon ! Il s’agit en réalité d’un « documenteur », comme on appelle parfois ce type de film de fiction jouant avec les codes du documentaire de bout en bout. Premier souci, et que l’on ne nous fasse pas croire que les réalisateurs n’auraient pas souhaiter nous duper plus longtemps : on devine l’entourloupe dès les premières minutes tant le texte est trop écrit et tant il est mal joué (comprenez, beaucoup trop bien récité). Dans Clasat, Eremia, l’unique victime, était employé d’une société spécialisée dans l’intelligence artificielle et a trouvé la mort quand un incendie s’est déclaré dans la salle des serveurs. Autre décision regrettable : aucune image du défunt n’apparaît à l’écran, pas de photo de lui partagée par ses proches, par exemple… et pour cause, puisqu’il n’existe pas. Reste qu’aucune enquête documentaire sur la mort d’un homme invisibiliserait son propre sujet à ce point. Le film se déroulant dans le milieu de l’intelligence artificielle, il aurait pu être intéressant de créer un faux personnage en IA, par exemple. Mais non, rien. Plus tard émerge le sujet annexe des images d’extrêmes violences qu’il était contraint de visionner pour son travail, mais là encore, pas d’images, même suggérées, censurées, pour sentir le poids dudit sujet. Sans donner non plus l’impression que le film lui-même a été écrit par une IA, puisque sans aucune aberration manifeste non plus, Clasat en a cependant la platitude et aussi cette drôle de manie de se répéter, que ce soient les intervenants qui disent qu’ils ne peuvent rien dire ou l’enquêteur qui multiplie les appels sonnant dans le vide. Or, tout cela est scénarisé, doit-on le rappeler. Est-on vraiment obligé de voir cet homme rater plusieurs coups de fil pour tenter d’élucider une enquête qui n’existe pas ? Certes, il y a un sujet de fond que les deux cinéastes souhaitaient aborder par ce biais, mais 100 minutes pour exprimer in fine que l’IA peut être dangereuse entre de mauvaises mains ou que la presse peut être muselée si elle souhaite en parler, c’est sans doute 98 de trop. A film « vraisemblable mais faux », une récompense « incroyable mais vraie » : le jury des Journée roumaines lui a décerné le Prix principal…
A CAUTIONARY TALE d’Ilinca Călugăreanu
A l’autre bout du spectre, à l’opposé de l’inanité désolante de Clasat, voilà un documentaire, un vrai, avec une promesse initiale, suivi de découvertes qui l’enrichissent en continu. Sans atteindre la folie et l’angoisse d’un film documentaire comme Tickled (David Farrier et Dylan Reeve, 2016) par exemple, A Cautionary Tale s’en rapproche : une journaliste de prime abord intriguée, ici par un fait divers – celui de Reliu, un vieil homme déclaré mort par erreur, cherchant à rétablir la vérité administrativement –, va finalement se faire quelques belles frayeurs (et nous avec), à mesure qu’avance son investigation. On est un temps en empathie avec Reliu : les autorités ne l’aident pas, elle lui disent d’ »attendre », mais d’attendre quoi ? Que les choses rentrent dans l’ordre, que son corps tombe en accord avec ses papiers ? Qu’il meure donc, et pourquoi pas, puisque l’homme se dit prêt à en finir. Or, on lui dit aussi que personne ne l’enterra sans papiers d’identités. Dans ce cas, son problème perdurera lors de sa « seconde » mort. Pauvre Reliu… Seulement voilà, lors d’une visite à l’hôpital, il semble abandonner trop vite : avant de savoir s’il peut ou non être soigné, il se déclare lui-même « mort depuis quinze ans » et s’empresse de quitter les lieux. D’ailleurs, certaines dates ne collent pas tout à fait avec les informations glanées çà et là. On se dit que cet homme n’est peut-être pas exempt de tous reproches. Et le film va s’avérer plus terrifiant qu’imaginé. C’est une histoire de lâcheté masculine et de masculinité toxique qui s’effeuille progressivement, dans laquelle l’apparente victime peut aussi bien être coupable. Lors d’un entretien face caméra, Reliu confesse ne pas s’être senti respecté par son ex-femme en tant qu’homme – en somme, émasculé. Plus tard, il parle d’une envie de « planter » celle qui l’a fait souffrir ; et dans un autre passage encore, il reproche à la réalisatrice d’être trop « pénétrante » (elle, dont l’apparence trop masculine à son goût le dérange, confie-t-il aussi plus tôt). Cet homme a des choses à régler – en profondeur. Forcément, on repense aux lapsus de Family Weekend, vu précédemment lors d’une autre de ces « journée roumaine », car A Cautionary Tale et son protagoniste glaçant en regorgent aussi.
COMRADE: THE MAKING, GLORY AND UNMAKING OF A DICTATOR, de Trevor Poots
Un autre méchant. Contrairement à Reliu dans A Cautionary Tale, quidam passé pour mort et qui avait su se faire oublier, Comrade revient sur le destin d’un homme qui ne voulait pas mourir (tant d’années à minimiser et cacher ses soucis de santé) et que les Roumains ne pourront jamais oublier : Nicolae Ceaușescu, tyran à la tête de la Roumanie pendant près d’un quart de siècle, finalement renversé et exécuté en 1989. Narré chronologiquement, le documentaire revient sur sa jeunesse et ses premières armes chez les Communistes, qui le mènent en prison, surnommée « université du parti » à l’époque. Puis sur son accès au pouvoir au milieu des années 1960, où il commence dès les premiers temps à souffler le chaud et le froid sur le Pacte de Varsovie, ce que le film relate habilement. Plus tard : les images d’un voyage décisif en Corée du Nord en 1971, où le culte de la personnalité eu égard à Kim Il-Sung l’inspire profondément. Le documentaire évoque alors des décrets décidés peu après cette découverte, mais prend exemple sur l’un d’eux, concernant le droit à l’avortement… signé en 1966. De même, le docu évoque la paranoïa grandissante qui paralyse le Conducător dans les années 1980, poussant ses collaborateurs les plus proches au bord du gouffre mais s’appuie pour en témoigner sur la mort de son médecin personnel, défenestré… en 1973. Ce type de maladresses en vient à faire regretter l’approche autrement plus sèche de L’Autobiographie de Nicolae Ceaușescu d’Andrei Ujica (2010), montage d’images d’archives de trois heures sans commentaire aucun. De même, dans ce Comrade, les passages de reconstitution avec un comédien, les images authentiques retouchées et mêmes animées, les prises de vue au drone ne font qu’exprimer le souhait de formuler un geste documentaire diamétralement opposé et de verser dans le divertissement tape-à-l’œil. Or, sans même comparer les deux propositions formelles, sur le fond l’auteur de Comrade se sera aussi vanté lors de la Première du film d’avoir voulu s’attarder « pour la première fois » sur la personnalité de Ceaușescu plus encore que sur ses actes, négligeant dès lors le travail antérieur accompli par Andrei Ujica. Trevor Poots a toutefois pour lui d’avoir réuni un grand nombre d’intervenants et de faire grâce à eux la lumière sur divers aspects méconnus du règne du dictateur. On apprécie aussi la scène finale du documentaire, intéressante mise en images de l’idée prégnante d’un homme ayant toujours brigué la lumière, au point d’avoir fini par en être irréparablement aveuglé.
WHERE ELEPHANTS GO, de Catalin Rotaru et Gabi Sarga
Where Elephants Go était sans contexte le « feel good movie » de la sélection roumaine ; enfin, good avec des nuances, puisqu’un homme y violente une prostituée et qu’une enfant est atteinte d’un cancer. Disons au moins que Where Elephants Go, déjà précédé d’une charmante réputation, était la comédie douce-amère la plus susceptible de séduire les festivaliers ; avant de continuer sans nul doute une vaste tournée des festivals en 2024, déjà partiellement acquise du fait qu’il ait été choisi pour représenter la Roumanie au sein du projet Smart 7 (sélection itinérante et annuelle de 7 films de 7 nationalités différentes, présentés dans 7 festivals des 7 pays en question). Mais au-delà de ces considérations quant à l’accueil du public, en soi Where Elephants Go est déjà une œuvre qui détonne au sein du cinéma d’auteur roumain, et en partie du fait qu’il ressemble moins à un film roumain qu’à un film scandinave : avec plus de tendresse, et sans risque d’être qualifié de misanthrope ou de pouvoir lui reprocher une quelconque cruauté, on songe parfois à certaines créations de Ruben Östlund, et plus encore d’Eskil Vogt ou de Joachim Trier. De Trier, et d’Oslo, 31 août en particulier, le film reprend notamment cette idée d’une caméra voyageuse, pouvant s’arrêter sur n’importe quel passant pour se mettre à raconter aussi leur histoire. Le film assume d’ailleurs pleinement le fait de n’être qu’un film – au passage une façon de désamorcer la tristesse inhérente à ses passages les plus durs – et l’exprime de bien des façons, à travers ses différentes figures : les personnages osent faire « tomber le quatrième mur » ; ils dirigent parfois eux-mêmes la mise en scène (l’un d’eux parvient à couper lui-même une scène d’un mouvement de la main ; même si son geste a une signification encore supérieur à cet instant du récit) ; un autre se retrouve à jouer dans un film, qui s’avère être un décalque de celui que l’on regarde ; etc. Soit un reflet notable et habile mais pas le plus saisissant du film, puisque ces petits élans meta auront déjà été vus ailleurs. Ce qui impressionne le plus en revanche dans Where Elephants Go, plus encore que sa grande douceur, plus encore que son trio d’interprètes remarquables, c’est la faculté de Catalin Rotaru et Gabi Sarga à filmer des situations certes déjà vues elles aussi (un métro bondé, la vue depuis une fenêtre d’enfant, le réveil d’un homme assoupi sur un banc public), mais à positionner leur caméra d’une façon inattendue, et sans tomber ni dans le symbolisme le plus lourd ni dans la pose la plus lisible.
EXT. CAR – NIGHT, d’Andrei Cretulescu
Dans le genre meta, difficile de faire plus explicite que Ext. Car – Night, œuvre d’une heure et quelques minutes à peine, qui s’ouvre – ou presque, la faute à un rapide flash forward dispensable – par un plan-séquence qui prend fin lorsque l’artifice en est dévoilé : la chute de son premier mur (oui, celui du fond) et la vision d’un fond vert à l’arrière-plan. Le film s’articule ensuite avec seulement deux autres grandes séquences, sans coupe elles non plus : la première en noir et blanc où les interprètes de la scène passée, hors de leurs rôles, discutent du tournage puis une seconde, encore plus longue et donnant son titre au film, puisque celle-ci se déroule en extérieur, dans une voiture, de nuit, qui allouera toute sa consistance au projet tant la profondeur inattendue des considérations sur le rapport de chacun à l’art, la finesse d’interprétation du quatuor et l’étrangeté progressive de ce qui s’y trame provoquent patiemment une fascination modérée mais sincère pour la direction que vient de prendre ce petit film faussement anecdotique.
AOÛT
le 7
TIGRESSE, d’Andrei Tănase
Sortie en salles en France
Précédemment présenté à l’IFFR (Rotterdam, Pays-Bas), section Bright Future, en janvier 2023
Si le synopsis officiel dévoile sans vergogne une péripétie intervenant à mi-parcours, le sentiment que l’expérience ne pourrait être que plus appréciable pour qui ne saurait rien de Tigresse invite à ne pas trop dévoiler l’intrigue en ces lignes. Sachez seulement qu’il s’agit de l’histoire de Vera, vétérinaire affectée au zoo de Sibiu, ville du județ éponyme, au cœur du pays, et dont la détresse personnelle à la suite d’un drame familial va trouver écho dans l’accueil récent et inédit d’une tigresse nommée Rihanna. Le scénario soigne son horizontalité : Andrei Tănase développe finement le personnage de Vera, la tragédie qui l’habite, la relation distendue qu’elle entretient avec son mari Toma, dont la caractérisation habile et originale le montre à la fois autoritaire et couard (peur des tigres, des serpents, des aiguilles), l’auteur décrivant encore à la marge une relation ambiguë avec un jeune collègue de Vera, s’attache autant à la fameuse tigresse mais aussi à ses anciens propriétaires patibulaires, et multiplie les dangers tous azimuts, de la faune à la flore. En outre, Tigresse et son histoire de bête sauvage que les humains ne considèrent jamais à sa place, qu’elle se retrouve domestiquée, en captivité ou en liberté, travaille le jeu de miroir entre Rihanna et Vera – il faut voir ce plan à mi-chemin entre La féline et Cyrano dans lequel l’animal grogne auprès de Toma, alors que Vera se cache non loin dans son axe – la protagoniste reste dans son cas désaxée, en butte au monde qui l’entoure, particulièrement esseulée depuis qu’un être aimé l’a quittée, et dont la dépouille attend d’être déplacée, d’enfin reposer au cimetière orthodoxe de Sibiu, enfin à sa place. Mince, ne plus trop en dire. Ou juste la fin : ce plan aimable dans lequel Vera refuse d’embarquer avec son compagnon, préférant marcher seule, décision volontairement inadaptée, mais néanmoins assurée, pile au milieu de la route – dans l’axe.
Retrouvez ici l’édition 2023 de cet article annuel consacré au cinéma roumain.