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Le choix du film d’ouverture, tout juste auréolé de son Ours d’Or à la Berlinale, de la 46e édition du Cinéma du Réel a donné le ton de ce dernier – Dahomey, de Mati Diop, traite de la restitution au Bénin d’œuvres d’art pillées par les troupes coloniales françaises. Soit l’aboutissement d’un processus complexe et de longue haleine, retrouvé sous d’autres formes et dans d’autres contextes dans bien des films de la compétition du festival : percer la chape de plomb de la réécriture a posteriori de l’histoire par les dominants qui imposent leurs récits, et faire émerger le réel ainsi retrouvé, la réalité de ce qui s’est produit ou se produit encore.
Le nom Dahomey (l’ancien nom du Bénin) revient au détour d’un dialogue de Sous les feuilles, de Florence Lazar, film où la résurgence d’un réel enfoui prend le sens le plus littéral qui soit. Suite au passage du cyclone Dean sur la Martinique, un cimetière de personnes réduites en esclavage a refait surface. La mémoire de la colonisation se matérialise ainsi au présent aux yeux de tous, quand bien même l’on tente de ramener ces ossements au rang de « mobilier archéologique » (la froide désignation officielle pour ce genre de découverte). La cinéaste recueille avec beaucoup d’attention et de considération la parole de différentes personnes locales impliquées dans l’affaire, mais peine à nous inclure dans le cercle, faute de nous donner toutes les clés permettant une pleine compréhension du sujet. Le film reste trop hermétique et c’est dommage.
Americium, autre équipée d’une réalisatrice française (Théodora Barat) sur le continent américain, plus au Nord (au Nouveau-Mexique), souffre du mal inverse : il sacrifie trop à la lisibilité de son exposé. La réalité ici ramenée à la surface par le cinéma est celle des souffrances ininterrompues des populations locales, suite à leur exposition aux retombées radioactives des multiples essais nucléaires menés sur leurs terres depuis 1945 et les travaux du projet Manhattan. Didactique à l’extrême, le film oppose en deux parties – de durée égale – d’une part le récit triomphateur officiel de l’aventure atomique, glané dans les musées et les images d’archives ; et d’autre part le témoignage d’activistes autochtones, dont les familles et les communautés se transmettent de génération en génération, depuis quatre-vingt ans, une litanie terrifiante de cancers qui transforment leurs vies à tou.te.s en calvaire. Le film ne fait malheureusement pas grand-chose de cet acte d’enregistrement d’une parole contestant l’hégémonie d’une autre.
Plus marquants, Voyage à Gaza de Piero Usberti, et surtout Les mots qu’elles eurent un jour de Raphaël Pillosio, se hissent au stade supérieur – ils ne se contentent pas de paroles mais tirent parti du pouvoir shamanique du cinéma (qu’a poussé à son paroxysme le cinéma d’horreur japonais), sa faculté à convoquer à l’écran des fantômes. Comme dans le chant de Noël de Dickens, les fantômes du film d’Usberti sont malheureusement ceux des temps à venir. Son séjour en Palestine datant de 2018, les images qu’il en a ramenées et qu’il a fini de monter l’an dernier datent d’avant l’entreprise d’anéantissement de la bande de Gaza et de sa population qui est en cours depuis. Le hors champ du film est un trou noir monstrueux : les lieux et les êtres filmés par Usberti, qui n’étaient déjà pas dans un état bien vaillant alors, sont aujourd’hui selon toute probabilité des décombres et des morts, des blessés ou des affamés. Le réel révélé par le film est celui de leur vie d’humains comme nous, avant d’être des fantômes en devenir, captés par la caméra avant la énième catastrophe, nakba, qui leur est infligée.
Les fantômes qui hantent Les mots qu’elles eurent un jour proviennent d’un autre film : les bobines des rushes d’une interview de militantes indépendantistes algériennes, réalisée à leur sortie de prison en France en 1962. La bande-son qui accompagnait les images ayant disparu, Pillosio part en quête des femmes interrogées. Plusieurs sont mortes jeunes, d’autres plus âgées, d’autres encore sont encore là et acceptent ou non de s’entretenir avec le réalisateur, de renouer avec le passé qu’il leur présente. Quelques-unes ont changé de camp, la plupart ont été trahies. Car les évènements de 1962 (leur libération, l’indépendance de l’Algérie) n’ont pas été un début mais une fin pour ces femmes – la fin de leurs espérances d’une vie meilleure dans une société libre et égalitaire entre les sexes. Elles voulaient la liberté, les hommes qui luttaient à leurs côtés voulaient le pouvoir et ce pouvoir a écrasé l’aspiration à la liberté. Le réel des vies de ces femmes au cours des décennies qui ont suivi a été façonné par cette trahison ; a posteriori et malgré soi, la perte du son de l’interview symbolise aussi crûment que cela est possible à quel point elles ont été réduites au silence. A contrario, le réel que fait revivre le très beau film qu’est Les mots qu’elles eurent un jour, par son travail de fourmi (reconstituer avec l’aide de spécialistes de la lecture sur les lèvres autant de phrases que possible), est la réémergence, la rémanence de leur utopie d’alors, toujours aussi valide et brûlante aujourd’hui.
Très différent des autres films montrés en compétition, puisqu’hybride poétique entre le pur documentaire et la création de fiction, Tu me abrasas de Matias Piñeiro n’en trouve pas moins sa place dans ce cheminement en quête de réel. Il propose en effet une excitante manière neuve de faire surgir, à partir de ce que l’on a à disposition, un autre réel, un autre langage par le montage des mots et des images. Piñeiro associe à chaque mot une image fixe, et le montage de ces dites images compose ainsi une phrase, qui nous est d’abord énoncée des deux manières, orale et visuelle, à plusieurs reprises comme pour l’apprentissage d’une nouvelle langue. Puis il nous présente uniquement la forme visuelle, le montage des images, et les mots surgissent dans notre tête, comme par magie. Un nouveau réel s’est fait jour.
Faire éclore un nouveau réel, ou plutôt faire revenir un réel perdu, telle est l’utopie concrète – et non pas artistique comme chez Piñeiro – des habitants de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, côtoyés pendant plus d’une année par Guillaume Cailleau et Ben Russell, les réalisateurs de Direct Action, lauréat du Grand Prix de cette édition du Cinéma du Réel (après avoir déjà été récompensé à Berlin, comme Dahomey). Ici le cinéma ne crée pas comme dans Tu me abrasas, il enregistre et transmet les gestes de celles et ceux qui créent, avec leurs mains, point de focalisation des longs plans fixes (le film dure 3h30) composés et posés par Cailleau et Russell. A l’écart du pays « officiel », qui a abandonné de guerre lasse en 2018 l’idée de les déloger, les zadistes cultivent, construisent, cuisinent, et autres activités contribuant à la mise en place d’un monde autonome et pérenne. Et si (attention spoiler à venir) vous vous dites au bout d’un moment, comme l’auteur de ces lignes, que c’est bien de nous montrer leur quotidien d’après la lutte, mais dommage de ne pas également traiter des luttes plus récentes, telle celle de Sainte-Soline, vous aurez simplement devancé le « twist » caché au cœur du film. Lequel, quand bien même il ne l’annonce nulle part, fait dans sa dernière heure le lien entre soulèvements d’hier et Soulèvements de la Terre, à l’ennemi – le système de prédation capitaliste et son bras armé étatique – toujours identique, toujours destructeur, toujours impitoyable.
La 46è édition du Cinéma du Réel s’est déroulée du 21 au 31 mars 2024.