LOS DELINCUENTES : la fine flor des employés de bureau
Après La Flor et Trenque Lauren, un nouveau film-fleuve d’Argentine ? L’esprit fantasque de ses prédécesseurs est bien présent dans un récit plus resserré, articulant avec talent ampleur romanesque et une forme de précision saluable.
Qu’attendre d’un film suivant visiblement les traces de La Flor et Trenque Lauren (durée imposante, présence tutélaire de Laura Paredes) avec un pitch plus banal – un vol commis par deux employés de banque en quête d’une vie meilleure ? On est d’abord séduit par son énergie, sa manière (qui peut évoquer celle d’Aquarius) de camper un quotidien comme il ne l’est pas d’ordinaire, déjà investi de, voire secoué par, beaucoup de choses, d’affects. Puis par sa façon de réactiver crânement ce genre qui parcourt l’histoire du cinéma mondial, le film de petit braquage, ou de larcin, commis humainement pour améliorer son sort sans porter préjudice ou le moins possible à celui des autres.
Le film, énergique et drôle, a le mérite de mettre en œuvre son programme avec sérieux. De considérer avec attention, parce qu’il y trouve une source d’inspiration, le drôle de plan de Moran, ce pari consistant à échanger quelques années en prison contre une vie qui restera ensuite modeste mais à l’abri du besoin. Puis d’accorder la même attention aux implications dudit plan (des angoisses et des peines très concrètes face à la situation qu’il se retrouve à devoir gérer) pour Roman, le complice a posteriori et plus ou moins volontaire de Moran ; ainsi que ses conséquences, très concrètes elles aussi, sur la vie de bureau de ses anciens collègues, hier plutôt conviviale, aujourd’hui plus que tendue, marquée par les suspicions et rabrouements de la direction. On n’aurait pas parié sur une démarche aussi méthodique, qui contribue fortement à la singularité du résultat.
Il fallait y penser, à cet alliage d’un goût pour les histoires débridées et d’une « méthodicité », disons-le ainsi, dans la manière d’énumérer les suites possibles du point de départ posé
La fantaisie fantasque est elle aussi présente, se manifestant pleinement lors de la première échappée hors de la ville de Roman, d’abord fonctionnelle (cacher un butin), puis bucolique, insolite, par la grâce d’une rencontre avec un trio de nouveaux personnages, qui aère à l’évidence le film. Parfois la stylisation paraît un tout petit peu forcée (exemplairement le fait que tous les prénoms soient des anagrammes : suivront Norma, Ramon…), mais ne pinaillons pas, pour l’essentiel le dosage est le bon. On sait gré au cinéaste de proposer des séquences surprenantes (une cour de prison ponctuellement transformée en agora), tout en ne poussant pas trop loin dans ces directions ; et d’orchestrer dans la dernière partie un va-et-vient intéressant entre les suites de l’échappée et le retour au quotidien.
Avant cela, un long chapitre rejouant la rencontre, cette fois de Moran, avec le même trio, aura été la part la plus faible du film, avec son jeu d’échos et de symétries qui montre ses limites. À nouveau ne pinaillons pas : pour l’essentiel la fantaisie opère. Le talent est là, et le souhait de conserver l’esprit des récentes œuvres-fleuves d’Argentine dans un récit plus ramassé, tout en restant d’une belle ampleur, produit sans conteste un objet plein de charme. Une finesse psychologique, la volonté de maintenir une dimension de chronique, l’attention portée à beaucoup de choses (le corps mince, attirant de Roman) contrebalancent ou complètent bien la méditation sur le bonheur, certes un peu évidente (le rejet du métro-boulot-dodo) mais toujours interpellante. Il fallait y penser, à cet alliage d’un goût pour les histoires débridées et d’une « méthodicité », disons-le ainsi, dans la manière d’énumérer les suites possibles du point de départ posé ; l’auteur et réalisateur Rodrigo Moreno, ou d’autres, pourront avec profit y revenir.
LOS DELINCUENTES (Argentine, 2023), un film de Rodrigo Moreno, avec Daniel Elias, Laura Paredes, Esteban Bigliardi, Margarita Molfino. Durée : 190 minutes. Sortie en France le 27 mars 2024.