APOLONIA, APOLONIA : redevenir bohèmes

Ce portrait de la peintre Apolonia Sokol, qui paraît d’abord limité, se mue en chronique de plus de dix ans de vie de l’artiste et d’une poignée de proches, à commencer par l’une des fondatrices du mouvement Femen Oksana Chatchko ; et en réflexion d’une ampleur toujours croissante entre intime, économie de l’art contemporain, et troubles du monde.

Il est permis de ne pas adorer immédiatement ce film, d’avoir le sentiment qu’on a déjà vu ce type de portrait d’un.e artiste, entre admiration confinant au manque de recul et légères impudeurs. Dès l’entame, quand la jeune femme montre la vidéo de ses parents s’apprêtant à procréer, s’adressant à leur future fille : au-delà de la petite gêne que peut susciter cet esprit de libération des mœurs qui ne paraît plus forcément adapté en 2024, c’est surtout le caractère d’entre-soi qui gâte quelque peu cette première partie. On est entre créateurs, forcément anticonformistes, interpellant les pouvoirs publics lorsqu’un théâtre familial endetté doit fermer, ou s’amusant d’avoir volé de la nourriture – on a le droit puisqu’on est fauché.

Néanmoins, la chaleur de cette troupe, créative (les toiles-tarots d’Apolonia) et accueillante (envers les premières membres des Femen fuyant l’Ukraine), l’emporte rapidement. À quoi ressemble la bohème en ce début de 21ème siècle ? Le film, avec ses quelques fragilités, le fait voir d’une belle manière et même – je n’aurais pas pensé l’écrire avant de le voir – donne envie d’en être.

Ce n’est pas un mince mérite de ce documentaire que de donner à penser les voies par lesquelles une vie et des pensées deviennent des œuvres

Puis le portrait prend encore une autre dimension : le film de fin d’études devient chronique au long cours, l’émouvante Oksana est très présente un temps, lorsque vivant avec la peintre, puis moins. Son anorexie, sa dépression et son suicide comptent à l’évidence parmi les moments marquants. L’irruption de la cinéaste elle-même laisse plus partagé. Ses marques de présence, comme ses propos voix-off non sans naïveté, paraissent d’abord dispensables. L’épisode de son accouchement ayant failli lui coûter la vie donne rétrospectivement un sens à ce parti-pris, sans nous convaincre absolument de sa nécessité.

Peu importe : le film ne cesse de grandir. Suit Apolonia bataillant pour s’imposer aux États-Unis (la description mordante des milieux de l’art contemporain, les notations sur le buzz, l’argent, ne sont pas sans évoquer le très réussi Faites le mur ! de Banksy), puis de retour en France. Un échange avec sa mère qui a quitté en son temps l’URSS – entreprise dialoguant avec celle d’Oksana trente ans plus tard – fait entrer sans forcer un peu de grande histoire. La maladie grave de la peintre enfant, évoquée rapidement au début, ressurgit.

A cette part intime s’ajoute une composante plus théorique, sur la création : lorsqu’un professeur d’Apolonia commente sa nouvelle manière, qui ne le convainc visiblement pas tout à fait, on est d’abord prêt à soupirer devant une longue péroraison. Et puis celle-ci devient vraiment intéressante, même pénétrante, sur le caractère très « rempli » de l’esprit de son élève, et par comparaison l’aspect plus convenu de ses œuvres faisant suite aux riches toiles-tarots. Ce n’est pas un mince mérite de ce documentaire que de donner à penser, au-delà de la description vivante et sensible de celles et ceux qui créent, les voies par lesquelles une vie et des pensées deviennent des œuvres.

APOLONIA, APOLONIA (Danemark, 2023), un film de Lea Glob. Durée : 116 minutes. Sortie en France le 27 mars 2024.

Nicolas Truffinet
Nicolas Truffinet

Fait dodo. Et quand ce n'est pas le cas, continue d'hésiter entre le cinéma (critique et écriture) et l'Histoire.

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