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De retour de la Première Guerre Mondiale, Ernest Burkhart (Leonardo Di Caprio) se met au service de la funeste entreprise dans laquelle s’est engagé sur le long terme son oncle ‘King’ Bill Hale (Robert De Niro) : éliminer, aussi discrètement que possible (et sinon, ce n’est pas bien grave car personne ne s’inquiète de la mort d’amérindiens), les membres de la tribu des Osage qui possèdent les titres de propriété de terres sous lesquelles le pétrole coule à flots. Hale et Burkhart sont la pointe extrême du capitalisme extractiviste blanc, et les précurseurs de la longue lignée – qui ne semble jamais devoir se tarir – de chefs de gangs américains et de leurs hommes de main qui remplissent la filmographie de Martin Scorsese.
L’intensité de la filiation se ressent dans les nombreuses connexions entre les personnages de Killers of the Flower Moon et ceux de précédentes épopées criminelles du cinéaste. DiCaprio jouait ainsi déjà le second d’un caïd plus démoniaque qu’humain dans Les infiltrés – mais son rôle ici ressemble plus à celui de Matt Damon (en moins malin) dans ce film, tandis que le King Hale de De Niro penche plus vers l’affabilité doucereuse et trompeuse de Joe Pesci dans The Irishman que vers le barnum effréné du Frank Costello de Jack Nicholson. Hale et Costello ont en commun leur but final (un règne sans partage sur ce qu’ils considèrent être leur royaume), mais une technique d’approche et un relationnel avec les humains qui sont aux antipodes. Aux yeux de Costello, Hale et ses sbires seraient même l’illustration parfaite de sa tirade démente sur « a nation of fucking rats », « une nation pleine de putains de traîtres ». Car Hale et Ernest font leurs coups en douce – empoisonnement, exacerbation des maladies chroniques subies par les amérindiens, embauche de tueurs à gages via des intermédiaires… – tout en faisant mine, en apparence, d’être les meilleurs amis des Osage, tout entiers à leur service et défenseurs acharnés de leur communauté. Au début du film Ernest accepte même, fortement encouragé par son oncle, de devenir un acteur de l’arnaque communément exercée consistant à épouser une riche femme Osage, Mollie (Lily Gladstone), afin de devenir légalement l’héritier de ses droits et de sa fortune lorsque surviendra son décès – la mort est une certitude pour tout être humain, elle était simplement un peu plus certaine et un peu plus prompte à arriver pour elles.
The Irishman, le précédent film de Scorsese, nous venait de l’antichambre de la mort ; dès ses premières minutes, Killers of the Flower Moon est une marche funèbre inexorable, en raison non pas des caprices du destin mais du refus des hommes blancs à accepter la bonne fortune d’autrui. Ils avaient chassé les Osage de leur terre natale pour les envoyer croupir dans un comté aride de l’Oklahoma ; la découverte de pétrole a inversé les rôles considérés comme immuables et justes par les blancs, les forçant à se mettre au service – domestiques, chauffeurs, etc. – des Osage rendus richissimes. Pour raconter les crimes qui découlent de l’avidité et de l’orgueil de ceux qui ont été trop habitués à gagner et à dominer, Scorsese trouve un point de vue et un rythme étranges et déjouant les attentes. Son regard sur les événements parvient tout à la fois à accompagner le fait que le gang de Hale a l’initiative de l’essentiel des actions, et à absorber comme une éponge les émotions des Osage, quand bien même ces derniers sont passifs voire absents – alors qu’elle tient presque le rôle principal au milieu de DiCaprio et De Niro au début, Gladstone s’efface ainsi presque entièrement dès lors que Mollie devient la nouvelle cible à éliminer. Nous voyons les blancs comploter et tuer, et nous ressentons la douleur insoutenable des Osage.
Quant au rythme du film, peu de références cinématographiques émergent, et encore moins au sein de la filmographie du cinéaste. L’écho le plus juste vient de la musique : la torpeur lugubre du faux rythme tout en maîtrise, l’étirement sur la durée (même si le film gagnerait objectivement à être un peu resserré), la répétition de quelques notes comme rappel de l’impossibilité à échapper indéfiniment au bourreau qui vous a pris en chasse, tout cela évoque les ‘murder ballads’ de Nick Cave, morceaux de six ou sept minutes voire plus, faussement monotones et réellement terrifiants, qui dévoient les codes de la folk song pour raconter d’un ton de menace sourde les accomplissements du mal et les déferlantes de sa force tranquille. Celle-ci est ici incarnée par un Robert De Niro extraordinaire de retenue, comme l’est Lily Gladstone de dignité triste (car sachant que cette dignité n’a aucun effet sur le cours des choses dans un monde dirigé par la voracité colérique du capitalisme), et Leonardo DiCaprio de délabrement à petit feu, Ernest étant rongé par le dilemme moral qu’il vit entre sa subordination à son clan et ses sentiments sincères pour son épouse.
Tout le suspense du poignant dernier acte repose sur la crise de conscience aiguë du personnage, en tous points similaire à celle du protagoniste de The Irishman confronté à la même nature indéfendable de certaines de ses actions – et au même mutisme de la femme qui en a souffert. Dans Killers of the Flower Moon, la réalité de l’histoire vraie veut que la conscience du héros l’emporte. Mais comme dans Le loup de Wall Street, Scorsese désamorce la victoire de l’instant par un épilogue annonçant immédiatement le reflux à venir et le retour à l’ordinaire des défaites face au rouleau compresseur de l’ordre dominant et injuste. Là encore, il trouve le juste milieu entre le cynisme et l’impertinence de cet exposé (la forme adoptée par cette conclusion est brillante) d’une part, et de l’autre le fait de partager sincèrement le malheur des dépossédés – auxquels il va jusqu’à prêter sa propre voix.
KILLERS OF THE FLOWER MOON (Etats-Unis, 2023), un film de Martin Scorsese, avec Leonardo DiCaprio, Robert De Niro, Lily Gladstone, Jesse Plemons. Durée : 206 minutes. Sortie en France le 18 octobre 2023.