MASSACRE A LA TRONÇONNEUSE : l’Apocalypse a cinquante ans

« Il est parfois difficile de croire à ce qui arrive. Pincez-vous et vous verrez que c’est vrai » : cet horoscope lu dans la première partie à l’une des victimes en devenir de Massacre à la tronçonneuse a une résonance méta toujours valide un demi-siècle après la réalisation du film. Il s’adresse en effet autant aux personnages qu’aux spectateurs du film, ainsi prévenus avant le début du carnage que celui-ci n’a nulle vocation à servir d’exutoire, de divertissement ou de catharsis – il se veut uniquement et sérieusement terrifiant, brûlant notre rétine au fer rouge d’un réel ayant pourri jusqu’à virer en cauchemar, trop avancé pour pouvoir en revenir. « Il n’y a pas d’issue », comme l’affirme crûment Tobe Hooper dans l’un des suppléments compilés dans la réédition DVD pour le cinquantième anniversaire du film.

Lorsqu’on le revoit en sachant l’horreur qui va suivre, le premier acte de Massacre à la tronçonneuse prend un tout autre sens que celui d’une banale introduction des personnages et des lieux. En apparence contradictoires, le texte d’ouverture qui fait mine de préparer la voie à une reconstitution façon true crime, et les premiers plans tout droits sortis d’une hallucination, visuelle autant que sonore, sont en réalité complémentaires : leur association compose le tableau réaliste, sans distance, d’un état fantasmatique – l’Apocalypse. Le film nous donne le sentiment de nous trouver non pas dans le cadre familier au cinéma de l’Amérique des années 1970, mais dans un Moyen-âge peuplé de devins (l’horoscope cité plus haut), d’alchimistes, de jeteurs de sorts. Et cela tombe bien que nous soyons choqués et incrédules face à l’authenticité crue qui nous est exposée, comme le sont les soi-disant héros du récit, car c’est bel et bien cela l’apocalypse : lorsque la fin est là, et que les gens ne s’en rendent pas encore compte. Lorsque la putréfaction n’est déjà plus une menace, ni un processus en cours, mais a déjà fait son œuvre. Dans son ouvrage consacré au film et associé par Carlotta au coffret collector Blu-Ray (Une expérience américaine du chaos), Jean-Baptiste Thoret détaille comment cette dégénérescence est le produit de la fin de la grande quête américaine de la frontière (d’abord vers l’Ouest, puis dans l’espace), qui a rendu caduque l’énergie nécessaire pour la mener à bien. Cette énergie pourrit sur place, et de cette moisissure stagnante naissent à partir de la main-d’œuvre d’hier les monstres d’aujourd’hui.

C’est là toute l’idée du premier plan intelligible du film (une charogne d’animal sur la route), puis de la chronique narrée par Franklin (le personnage servant de trait d’union entre les deux principaux groupes – antagonistes – de l’intrigue) du travail accompli par sa famille dans la région traversée par lui et ses amis. Embauchés à l’abattoir, principal employeur du coin, ses aïeux fracassaient à la chaîne les crânes des animaux à coups de marteau, et étaient devenus malgré eux experts en la matière. Cette histoire déjà écœurante en soi devient horrible lorsque l’on connait son caractère prémonitoire ; sans le savoir, Franklin énonce le scénario de l’atrocité à venir dans les deuxième et troisième actes. Leatherface et sa famille ne forment pas une meute de bêtes inhumaines mais une lignée d’ouvriers sans emploi, sans utilité, dont la seule compétence – mettre à mort des êtres vivants – tourne désormais à vide (de même que la tronçonneuse dans l’incroyable plan final). Leatherface lui-même, après avoir commis ses premiers homicides, est filmé par Tobe Hooper dans un plan stupéfiant, au temps suspendu, comme un homme paniqué, faible d’esprit, qui n’accomplit rien d’autre que les gestes répétitifs d’un travail qu’il a peur de mal faire.

C’est bel et bien cela l’apocalypse : lorsque la fin est là, et que les gens ne s’en rendent pas encore compte

De même qu’il n’y a dans Massacre à la tronçonneuse aucun signe ou symbole d’un récit transcendant l’expérience humaine et lui donnant un sens, il n’y a nulle trace d’une caractérisation radicale, archétypale des personnages. Les ‘méchants’ ne sont pas plus des croquemitaines que les ‘gentils’ ne sont des héros – si l’on en revient encore à l’introduction, celle-ci ne nous fait éprouver aucune sympathie envers ce second groupe, qui se montre désobligeant envers Franklin (qui est paraplégique), hautain vis-à-vis des décors qu’ils traversent et des locaux qu’ils y croisent, et terrifié par l’agression déroutante mais somme toute mineure qu’ils subissent de la part de l’autostoppeur qu’ils prennent dans leur van. On comprendra plus tard que ce dernier est le frère de Leatherface, et la relation entre les deux n’est pas sans analogie avec celle entre Franklin et sa sœur Sally. Les deux clans appartiennent à une seule et même humanité, indivisible quoi qu’on en dise, d’où l’absence de toute forme de résolution ou de libération dans le dénouement. Un seul membre du foyer de Leatherface est tué, par hasard plus qu’autre chose, et les plans finaux sur Sally, la seule survivante de l’autre groupe, la montrent traumatisée à vie, coincée pour toujours dans le cauchemar qu’elle a vécu – la fin de son monde, la fin du monde – ; et pourquoi pas réunie en esprit avec la famille des tueurs, tenant peut-être à son tour le rôle de l’autostoppeuse folle dans le pick-up qui l’a embarquée.

A la transition entre le second et le dernier acte, lorsqu’elle est faite prisonnière, on sait déjà que Sally est de très loin la plus à plaindre de tous les personnages, à cause de son statut de survivante. Elle en a assez vu, et nous aussi, pour savoir qu’elle vit un cauchemar éveillé (« pincez-vous et vous verrez que c’est vrai » : on y est), qui va encore empirer car elle va devoir en plus participer au grand final. Hooper nous fait ressentir de manière viscérale l’horreur vécue par Sally, par la même technique de mise en scène qu’un peu plus tôt pour Pam, une autre victime. En nous immergeant comme elles le sont (les gros plans répétés sur l’œil de Sally renchérissent sur l’identification entre son regard et le nôtre) dans l’environnement abominable où elles sont prises au piège, sans offrir à notre regard de spectateur le soulagement d’une vue d’ensemble, d’un montage posé, qui accorderaient un minimum de contrôle sur la scène. Pour Pam au milieu des ossements comme pour Sally à la table du repas, il ne se passe pourtant rien (dans un premier temps en tout cas), mais le fait que la séquence soit heurtée, fragmentée, et qu’elle ne s’arrête pas – on ne se réveille pas, ni elles ni nous – met au supplice et génère une panique aiguë.

Il n’y a ici rien de spectaculaire ; il n’y a pas de spectacle

Le cauchemar qu’est Massacre à la tronçonneuse tire sa puissance cinématographique diabolique de sa profanation des deux extrêmes de la vie, la naissance et la mort. D’une part, Tobe Hooper réalise une suite à Psychose se déroulant littéralement (l’effet de réel cher au film transposé à une situation insupportable, encore une fois) treize ans plus tard, exhumant des cadavres de grands-parents empaillés que le passage du temps a rendus en encore plus mauvais état qu’à la fin du film d’Alfred Hitchcock. Le sacrilège est redoublé par l’acte accompli de les ramener à la vie, pour de vrai et non pas seulement dans l’esprit malade d’un fils déséquilibré, au moyen d’un rite sorcier impliquant le blasphème ultime – le cannibalisme et la consommation de sang humain. L’autre profanation de Hooper tient à son geste de tuer le genre des slashers avant même son émergence véritable (Halloween de John Carpenter arrivera sur les écrans cinq ans plus tard). En deux plans espacés de cinq minutes, alors que son film n’en est même pas encore à la moitié et la fameuse tronçonneuse même pas encore apparue, Hooper déchire les codes à venir de ce genre – la montée en tension, le suspense, la lutte, l’incertitude quant à l’identité du tueur… Les deux premières attaques, au marteau (presque moins violente que ce qui suit, la refermeture sèche du store métallique) puis au croc de boucher (placé en évidence au premier plan pour qu’il capte l’attention du public), sont enregistrées par des plans froids, fixes, larges, presque banals – les mêmes cadrages quelques instants plus tard, lorsque la victime suivante passe au même endroit nettoyé par Leatherface, ne donnent d’ailleurs à voir plus aucune trace de quoi que ce soit de notable, d’attirant le regard. Il n’y a rien de spectaculaire ; il n’y a pas de spectacle (ce que l’on peut raccorder à une autre phrase du cinéaste dans les suppléments : son film n’est pas un divertissement mais « une putain d’œuvre d’art »).

L’appropriation commerciale du slasher qui viendra par la suite peut se voir comme une tentative d’exorciser l’initiative sacrilège de Tobe Hooper, dans la lignée de celle d’Hitchcock dans Psychose – annuler la portée spectaculaire et cathartique de la simulation sur grand écran de l’acte de tuer. Dans Massacre à la tronçonneuse, cet acte est d’abord distinctement associé à l’enfer : le cadrage des lieux où Leatherface tue ses deux premières victimes (avec des cadres dans le cadre, des forts contrastes de couleurs) symbolise l’ouverture d’une porte vers un autre monde, maléfique. Que les homicides aient ensuite lieu en plein air, puis en plein jour, le mal s’exhibant frontalement et ne se cachant plus, marchant de par le monde, explicite le processus à l’œuvre dans le film : la mise sens dessus dessous du monde (‘inside out’, en anglais, à prendre au sens propre, organique, les entrailles à l’extérieur), le déterrement du mal enfoui – soit l’Apocalypse révélée (en anglais encore, l’Apocalypse est The Book of Revelation).

MASSACRE A LA TRONÇONNEUSE (The Texas Chain Saw Massacre, Etats-Unis, 1974), un film de Tobe Hooper, avec Marilyn Burns, Paul A. Partain, Gunnar Hansen. Durée : 83 minutes. Sortie en France en édition DVD et Blu-Ray par Carlotta Films le 19 septembre 2023 (première sortie en salles en France le 5 mai 1982, et aux Etats-Unis le 1er octobre 1974).