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Avec la désobéissance en épigraphe, la 37ème édition du festival Entrevues de Belfort a fait preuve d’un dynamitage à toute épreuve. Avec, en point d’orgue, une rétrospective d’un des meilleurs cinéastes français en activité, le contrebandier Rabah Ameur-Zaïmeche, et la présentation en avant-première de son dernier film, Le gang des bois du temple, qui risque de faire date.
Le festival Entrevues de Belfort a su se singulariser par sa compétition de longs, courts et moyens métrages internationaux notables à la fois pour leur rareté – on parle de films qui n’ont pas ou peu de distribution en France – et pour leur singularité esthétique. Son programme se pense au carrefour entre une économie du film – de sa diffusion ou de sa production – et de sa forme, laissant volontiers la place dans sa compétition à des objets n’ayant pu bénéficier d’une production traditionnelle (au sens où on l’entend en France : sans aide à la production ou à l’écriture des institutions publiques). Le grand prix de cette édition en est un parfait exemple : É Noite na América semble la forme paroxystique d’un cinéma affranchi à plusieurs égards – contre la dramaturgie traditionnelle autant qu’un découpage de cinéma classique, tout en se finançant au travers des bourses de l’art contemporain – et qui cumule les écueils communs à plusieurs films de cette programmation cohérente – recul de l’émotion, abandon de l’incarnation par les corps, triomphe d’une forme de cinéma théorique. Le film impressionne tout de même : Ana Vaz investit un zoo à Brasilia pour saisir une pensée existentielle animale, confrontant la captivité de nombreuses espèces en danger à celles, moins lisibles, du personnel – soigneurs, biologistes, gardiens – gravitant autour. Le portrait s’avère à la fois génial et peu généreux, ménageant des émotions contradictoires entre attendrissement, colère et dégoût. La sélection dans la même compétition d’une héritière de James Benning, Kersti Jan Werdal, et de son âpre bien que confortable Lake Forest Park, peut être vue comme le contrechamp caricatural du Grand Prix, tant le film résiste à toute incarnation, échouant dans son portrait d’une adolescence heurtée par le deuil, malgré sa mise en scène appliquée dans ses plans fixes détaillés sur ses matières visuelles et sonores.
L’étendue du travail pointu et rigoureux mené sur les sections parallèles du festival – les focus sur les cinéastes Lizzie Borden, Rabah Ameur-Zaïmeche et Emmanuelle Cuau, et surtout sa transversale de films de patrimoine – révèle, par l’explicite, quasiment sous forme d’une programmation-manifeste, que l’insoumission continue à être un moteur essentiel de la création. La transversale “Désobéissances”, qui segmente une histoire du cinéma prise depuis La grève des nourrices de André Heuzé – étonnante “scène” du cinéma muet, à l’énergie militante et féministe presque anachronique – jusqu’au Traître de Marco Bellocchio, l’un des derniers chefs d’œuvre du cinéma italien, fut une grande réussite, une sélection qui témoigne d’un impensé de nos réflexions sur les films : la programmation est un espace de création qui invite à penser le cinéma dans ses mouvements, et offre un contrepoids à la tendance à sur-individualiser les films. La sélection se construisait bien volontiers autour des indociles naturels du cinéma – Godard, bien sûr, au détour d’un hommage rendu au travers de deux œuvres pivots de sa filmographie, Tout va bien et Passion -, et aménageait des espaces rassurants au détour de hits libertaires (Thelma et Louise, A Rebel without a cause ou Zéro de conduite). Autant de marqueurs pour pouvoir essaimer dans ses recoins des films plus fragiles ou moins identifiés : ainsi, a fait front aux cinétracts de l’époque Godard-Marker une séance consacrée à des mouvements révolutionnaires et cinématographiques du cinéma d’Asie de l’Est (les impressionnants films collectifs Narita : le Printemps de la grande révolution et Taking back the legislature), ou le double programme sur Carole Roussopoulos et les Insoumuses – si Maso et Miso vont en bateau est devenu culte, c’est parce qu’il est le porte-étendard d’un cinéma qui porte, grâce à sa forme de réemploi des rushs d’un plateau télé de Bernard Pivot, toute une théorie critique des images. Confrontations politiques et esthétiques – par un souci de cohérence inévitable entre les deux : la matière est déterminante dans le geste militant – étaient également au cœur de deux des meilleures découvertes de cette sélection : West Indies de Med Hondo – grand film réflexif sur la persistance coloniale de la France à l’époque du Bumidom, en s’appropriant le genre codifié de la comédie musicale hollywoodienne -, et Sambizanga de Sarah Maldoror, film davantage performatif qui suit la guerre d’indépendance angolaise en y interrogeant le rôle des femmes. Ces deux figures majeures et pourtant mal ou peu regardées du cinéma francophone ré-émergent depuis quelques années dans les espaces universitaires et grâce au soutien d’institutions qui en financent la restauration – la copie récemment restaurée de Sambizanga fut l’un des événements de la rétrospective Sarah Maldoror au Palais de Tokyo à l’hiver 2021.
La venue à Belfort du cinéaste franco-algérien Rabah Ameur-Zaïmeche, pour la première rétrospective intégrale de son cinéma, est le corollaire heureux du thème de cette édition. L’occasion de (re)découvrir une œuvre majeure du vingt-et-unième siècle, mais surtout de noter l’extrême cohérence de ses sept films. Prise chronologiquement et dans un temps resserrée de cinq jours, sa filmographie paraît comme une ligne droite, tirée depuis la cité des Bosquets (Wesh Wesh, Qu’est-ce qu’il se passe ?, 2001) dans laquelle se révèle une première lecture de l’ontologie RAZ – à savoir la plus fine attention au mouvement et à l’effet, s’affranchissant dès que possible de l’ordre narratif par ses écarts et respirations -, vers celle re-mythifiée, et aux antipodes de l’esthétisme fétichisant du genre des « banlieues-films » de Matthieu Kassovitz à Romain Gavras, des Bois du Temple dans son dernier film (dont nous parlons plus en détail ici), chef d’œuvre de dégraissement narratif et aboutissement formel d’une filmographie ciselée par le réel[1]. Ce fut l’occasion de saisir pleinement l’intensité des deux détours du cinéaste dans le genre du film en costumes : Les Chants de Mandrin, film-manifeste exaltant, riche de ses personnages de maquisards accrochés à des slogans (“Vive la contrebande !”, “Du haut de ma potence, je regardais la France”) qui incarnent toute l’œuvre de RAZ, dans un impressionnant final musical qui convertit le titre. Puis le plus pesant Histoire de Judas (introduit par le cinéaste par des mots courts mais signifiants : “Les monothéismes sont nés dans le désert. Ce film a été fait avec la pierre et le souffle divin.”), ressaisie orientale des évangiles qui soutire Judas de sa posture de traître pour en faire les mains sales de Jésus, film qui offre l’une des scènes les plus intenses de toute sa filmographie, lors de la conversation finale entre Jésus et Ponce Pilate, sommité d’écriture, de jeu, de mise en scène. Ces deux épisodes historiques permettent au cinéaste de saisir théoriquement l’exégèse de ses films “contemporains”, au travers d’une part des liens qui se tissent entre le banditisme incarné par le rebelle Louis Mandrin et l’insoumission populaire contemporaine, et de l’autre de la déconstruction des fictions – biblique et coloniale – dans sa lecture apocryphe des évangiles. L’excellent texte de Mathieu Macheret, journaliste au Monde et instigateur de la venue du cinéaste à Belfort, revient longuement sur cet “héritage d’un contre-modèle” dans son introduction à la rétrospective présente dans le catalogue du festival. Les deux films de sa carte blanche, rares perspectives ouvertes vers la cinéphilie de RAZ tant la singularité de son cinéma ne se prête que peu au jeu des associations, étaient Johnny Got His Gun (Dalton Trumbo, 1971) et Petit à petit (Jean Rouch, 1971) ; deux films qui désaxent le regard des dominants. L’insoumission, on vous a dit.
La 37è édition du festival Entrevues de Belfort a eu lieu du 20 au 27 novembre 2022.
1 L’expérience de sidération du Gang des bois du temple s’est poursuivie en danse à travers le set hypnotique de Sofiane Saidi, artiste de raï présent au détour d’une des scènes les plus saisissantes du film, et invité pour l’une des nocturnes du festival.