ELVIS, chanteur blanc, cœur noir déchiré
En attendant Marilyn à Venise, sous les traits d’Ana de Armas dans l’adaptation de Blonde par Andrew Dominik, 2022 a déjà vu passer Elvis à Cannes, interprété par Austin Butler devant la caméra de Baz Luhrmann. Elvis et Marilyn, révélés comme les Adam et Ève du péché originel d’après-guerre, leur entrejambe électrisant les années 50 (son déhanché à lui, sa robe blanche soulevée à elle), morts (respectivement à 36 ans en 1962 et à 42 ans en 1977) comme les deux martyrs originels du star-system moderne intégral et titanesque, tous deux détruits par la dissociation devenant déchirure entre leur personne privée ravagée par les cachets, et l’image publique rien moins que magique qu’ils parvenaient à produire, lui sur scène, elle devant la caméra. En attendant Blonde, Elvis développe cette idée de la déchirure, l’étendant à tout un pays (américain), toute une société (du spectacle) incapable de faire passer son besoin de réconciliation devant son goût pour les martyres.
On avait quitté Baz Luhrmann lors de l’annulation de sa série The Get Down, qui narrait la naissance du hip-hop dans le Bronx à la fin des années 1970. Le retour au cinéma du réalisateur australien s’effectue avec un film qui s’achève au moment où commençait The Get Down (1977, l’année de la mort d’Elvis Presley), et qui a le même cœur battant que cette série : la musique noire, et l’utopie de réconciliation qu’elle porte. Les DJ de la Zulu Nation célébrés dans The Get Down s’enorgueillissent de travailler à partir de beats de toutes provenances, mis au service d’une « âme universelle ». Dans le même ordre d’idée, la séquence-clé du flashback évoquant la jeunesse d’Elvis, dans un bidonville où la majorité des habitants étaient afro-américains, prend la forme d’un montage entre les deux pôles d’attraction majeurs pour le jeune héros, les deux lieux de musique et d’amour : le tripot et l’église, le blues lascif et le gospel fervent, la transcendance des corps dans le sexe et des âmes dans la foi.
Il y a donc bien dans Elvis un flashback ramenant les luttes de l’existence de son protagoniste à un moment fondateur de son enfance, de même qu’il y a le balisage chronologique des évènements du récit par les points de passage obligés – le service militaire forcé en Allemagne, la carrière à Hollywood, l’installation à Las Vegas… Baz Luhrmann fuit néanmoins le formatage dévitalisant du biopic calibré de deux manières : par le haut, et par le bas. Toujours aussi peu intéressé ou efficient quand il s’agit de dérouler une narration classique, le réalisateur de Moulin Rouge ! et Gatsby le magnifique malmène cette partie du film. Aucun personnage ne se développe, aucun enjeu n’accroche vraiment sur le long terme, ce qui est finalement une façon (certes peu orthodoxe, voire anarchiste) d’échapper aux stéréotypes d’un genre piège ; si l’on ne bâtit rien, on ne risque pas de malfaçons.
Pour Baz Luhrmann comme pour son héros – tel qu’il le voit – la transcendance par la musique est tout
Et puis, comme dans Moulin Rouge !, The Get Down ou Roméo + Juliette, Luhrmann peut bien se permettre ce refus de se plier à l’ordre et aux bonnes pratiques, puisqu’il a son arme fatale – sa manière unique de filmer la musique, d’en saisir l’essence, d’en retranscrire la puissance et de faire ressentir son énergie au public. En cela, sa connexion avec Elvis est directe : la scène (extraordinaire) du premier concert du chanteur fait de ses mouvements de jambes saccadés, devenus aujourd’hui mythiques et scandalisant la bien-pensance de son temps, la conséquence de son trac mais aussi de son ressenti physique de la musique, comme si une ligne à haute tension traversait son corps, comme ce que vivent les fidèles que le gospel chanté à pleins poumons met en transe physique. Cette même ligne à haute tension court à travers Elvis comme à travers tous les films de Luhrmann, qui est pour cette raison le mieux placé pour taper dans le mille avec son film. Pour lui comme pour son héros – tel qu’il le voit – la transcendance par la musique est tout.
En plus d’être exceptionnelles en soi, les séquences musicales sont le point de raccordement idéal entre l’individu Elvis et le grand récit collectif dont Luhrmann en fait le symbole, et même le martyr. La musique permet dans Elvis le film la transcendance du corps et de l’âme en même temps, lesquels sont pour Elvis le chanteur un corps blanc, et une âme noire – née des musiques, blues et gospel, qui ont modelé sa jeunesse, de la mythique Beale Street (berceau de la musique afro-américaine) à Memphis où il s’est construit et où il se ressourçait en tant que musicien, des amitiés profondes qu’il y a forgées, avec B.B. King par exemple. De par cette matrice singulière et métissée à son œuvre, couplée à son tempérament rebelle qu’il ne perdra jamais – la manière dont il pervertit l’émission de TV de Noël qu’il doit enregistrer en 1968 est un grand moment, auquel Luhrmann accorde une large place amplement méritée – et à la période charnière dans laquelle prit place sa carrière, Elvis devient dans les yeux du cinéaste le porteur providentiel du fol espoir de la réconciliation des deux parts de l’Amérique déchirée.
Elvis devient dans les yeux de Luhrmann le porteur providentiel du fol espoir de la réconciliation des deux parts de l’Amérique déchirée, puis son martyr
Un concert qu’il donne à Memphis en 1956 sert de socle à l’expression visuelle de cet espoir : le public, initialement séparé en deux entre blancs et noirs par un cordon en application des lois ségrégationnistes, en vient sous l’effet de l’effervescence générée par la musique d’Elvis à mettre à bas cette barrière en se mélangeant en une seule foule. (Pour amplifier l’impact subversif du chanteur, Luhrmann triche dans cette séquence en lui faisant chanter un morceau qu’il n’enregistrera que deux ans plus tard : Trouble, aux paroles fabuleusement provocantes pour l’époque, et dans la bouche d’un artiste si célèbre). Cet espoir d’une Amérique enfin réunie sera violemment déçu, trahi, foulé aux pieds en particulier au cours de cette année 1968 de cauchemar sur laquelle le film s’attarde, sous le choc. L’enfermement semi-volontaire d’Elvis dans le simulacre en carton-pâte, le miroir aux alouettes qu’est Las Vegas, de 1969 jusqu’à la fin de sa vie, pourrait ainsi devoir autant à la douleur de cette blessure impossible à cicatriser, qu’aux lamentables manigances du « colonel » Parker (Tom Hanks à l’écran), l’arnaqueur qui fut son impresario, que le film documente également en détail.
ELVIS (États-Unis, Australie, 2022), un film de Baz Luhrmann, avec Austin Butler, Tom Hanks, Olivia DeJonge. Durée : 159 minutes. Sortie en France le 22 juin 2022.