Envoyé spécial à… SARLAT 2021 : vacillements et certitudes

Cette trentième édition du festival du film fut l’occasion de faire le plein de sorties à venir (sept longs-métrages prévus en salle entre décembre et mars) : une bonne moisson globalement, surtout du côté d’œuvres rendant compte plus ou moins habilement, pour certaines avec force, de la perte des certitudes.

Premier vu, Arthur Rambo de Laurent Cantet a suscité des sentiments mêlés. Soit un jeune écrivain d’origine maghrébine coqueluche des médias jusqu’à ce que l’irruption d’anciens tweets antisémites, homophobes, sexistes, vienne tout compromettre. Le jeune homme bien sous tout rapport, dont le roman consacré à sa mère était salué par l’intelligentsia parisienne, serait-il au fond un intégriste violent ? On peut tiquer devant la manière dont le film gonfle la situation, le succès initial de Karim puis la brutalité de sa chute (même si l’artifice, la théâtralité même, semblent assumés jusqu’à un certain point, et possèdent des vertus), ainsi que devant la vision un brin sommaire, « boomer », des réseaux sociaux et du suivisme moutonnier de ses usagers. N’empêche, c’est assez passionnant : faut-il continuer de défendre le jeune homme victime d’une bien-pensance qui, au premier faux pas, s’empresse de le renvoyer à sa banlieue, ou bien s’alarmer, comme le dit sa copine, de cette « merde [qu’il a] dans la tête » ? Ces messages rédigés sous pseudonyme relèvent-ils d’un second degré ironique, décrypté comme tel par les contemporains du posteur (qui n’endosse en rien les avis d’Arthur Rambo, qu’il dénonce au contraire) ou expriment-ils une colère, une révolte bien réelles ? Le film, presque une expérimentation à cet égard, nous met face à cela, nous laisse choisir ou pas, tout en rendant compte de manière à la fois légèrement malhabile et (surtout) émouvante de la perte de certitudes de son personnage principal, qui ne sait plus ce qu’il pense.

Qui sont nos parents ?

Vacillements encore, à considérer l’intention (car le résultat est décevant), dans Memory Box, de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. A la réception d’un mystérieux colis, une adolescente, au Canada, s’interroge sur la jeunesse libanaise de sa mère… On veut bien admettre, dans un premier temps, l’aspect « conte de Noël » revendiqué, ces vieux albums de photos qui s’animent, cette jeune fille trop sage qui, bloquée chez elle par une tempête de neige, découvre avec émotion sa mère au même âge, ses émois amoureux autant que les drames autour d’elle dans un contexte (géo)politique tragique. Pattes d’eph et guerre civile. Le contraste émeut dans une petite mesure (petite parce que les cinéastes ont tendance à se reposer sur des vignettes – premier amour, flirt au cinéma – plutôt que de dépeindre une relation dans sa spécificité), mais la mièvrerie finit par l’emporter, quelle que soit la dureté des situations. Une révélation sur la mort d’un personnage dont on se fiche, la mère qui sans qu’on sache pourquoi finit par renouer avec ce passé ou ce pays qu’elle fuyait, retrouve ses amis d’enfance dans un final tout en festivités/sentimentalités embarrassantes, observées par sa fille attendrie, honnêtement on s’explique mal ce ratage, venant d’un couple de cinéastes qu’on estime.

Qui sont nos parents ? Cette question est aussi au cœur d’A Chiara (Jonas Carpignano), sur une adolescente découvrant que son père est un trafiquant de drogue pour le compte de la Ndrangheta. Imaginons un long épisode des Soprano où Meadow prendrait la fuite pour retrouver son père (ce qui serait au passage un meilleur codicille que Many Saints of Newark). Le film séduit dans sa belle et longue séquence introductive, puis patine un temps, ne sachant trop quoi faire du trouble de la jeune fille, puis repart mais sur une piste qui tourne court, avant d’emprunter la voie du cinéma de cavale, sans perdre son caractère étouffé. Il est étonnant de voir le cinéaste, après le beau et sobre Mediterranea, sur le parcours d’un migrant, adopter un style nettement plus expressif, conscient de ses effets, trop probablement (l’onirisme ou fantastique discret qui effleure dans l’exploration des souterrains), mais qui opère indéniablement : grain de la pellicule, 2020 avec ses tubes filmé comme les années 70, il parvient à créer du jamais vu. Sur le fond, le film offre peu de prise : Chiara est-elle une héroïne libre refusant une à une les solutions qu’on lui présente, dont il convient de saluer la fuite ? Ou une jeune fille dure et amorale (voir sa morgue à l’égard de sa condisciple rom), déjà convaincue d’appartenir à la race des seigneurs ? Comme Cantet, le cinéaste laisse libre qui le souhaite de trancher.

Sauf à être un génie, mieux vaut probablement être un tout petit peu fragile

Tous les longs-métrages vus ne vacillaient pas. Ce n’est pas obligé, un film a le droit d’être une déclaration nette et assurée (le récent Dernier duel est un chef-d’œuvre du genre), mais à Sarlat, les films moins fragiles sont aussi ceux qui ont moins convaincu – même s’ils recèlent des notations assez fines et subtiles. Prenons Robuste, de Constance Meyer : un peu plat, voire mièvre, lorsqu’il retrace la complicité grandissante entre l’acteur cabossé et la jeune femme de banlieue chargée de sa sécurité, plus intéressant en tant qu’œuvre avec/sur Depardieu, presque un complément à la bd de Mathieu Sapin Gérard, cinq années dans les pattes de Depardieu à ce titre. Mais même là, dans cette deuxième dimension, on ne peut se défaire de l’impression que tout est un peu posé dès le départ, y compris ce qui est beau, inspirant.

À plein temps (Eric Gravel) est aussi à ranger parmi les non-fragiles, alors même que son objectif est de faire voir la fragilité des précaires dans la France d’aujourd’hui. Ce hiatus n’est pas nécessairement un problème : le film est probablement un peu démonstratif (était-il nécessaire de toujours courir caméra à l’épaule derrière son héroïne entre deux trains ?), mais pas sans force dans sa description d’une vie déjà difficile (enfants à charge et ex-compagnon absent, crédit immobilier, longs trajets entre banlieue éloignée et Paris) qui se complique encore au moment de la grève des transports. Ode aux « pris en otage » ? Le film, qui ne tient visiblement pas à ce qu’on lui fasse ce procès, élude : son personnage principal affirme que dans d’autres circonstances elle aurait manifesté elle aussi, mais que là ce n’est pas possible, la galère l’emporte. Le résultat est inégal, à certains moments déjà vu (cette carte bleue qui se bloque), à d’autres sachant créer du particulier – beau portrait d’une femme (Laure Calamy) dont la vie n’a pas tourné exactement comme elle l’aurait dû, qu’une série de circonstances a amenée à se contenter d’un poste très en-deçà de son niveau d’études.

Un monde de Laura Wandel, proposition la plus forte découverte pendant ces deux journées et même une des révélations de l’année

Un héros, le nouveau Asghar Farhadi (Grand Prix à Cannes), entre lui aussi dans cette catégorie : plaisant incontestablement, charmeur, mais néanmoins difficile à placer très haut. Le caractère manipulateur/alambiqué du scénario révèle vite ses limites ; la description de comment se font et se défont les réputations sur les réseaux sociaux convainc encore moins que chez Cantet – qui ne paraît pas si manchot rétrospectivement. Mais reconnaissons qu’une fois qu’on a dit ça on n’a pas tout dit, que quelque-chose résiste dans cette fable ancrée (oxymore fécond comme souvent), une complexité intermittente, un personnage a priori négatif (le prêteur) qui ne l’est pas tant, dont on peut apprécier la lassitude devant la grand-messe humanitaire qui se met en branle notamment. Ce moment et quelques autres sont notables, Farhadi est un cinéaste assuré. Mais pas suffisamment pénétrant, ou brillant, pour que cette assurance séduise absolument : sauf à être un génie, mieux vaut probablement être un tout petit peu fragile.

Vacillements il y a bien en revanche, pour conclure, dans Un monde, de Laura Wandel, proposition la plus forte découverte pendant ces deux journées et même une des révélations de l’année. Ce monde du titre, c’est celui d’une école où une petite fille fait en quelques semaines l’apprentissage de beaucoup de choses : de l’injustice, de la violence, du poids des statuts sociaux et de leur caractère changeant – son grand frère, d’harcelé, se mue en harceleur. « Immersif », le film, et c’est heureux, va bien au-delà de l’immersion. Nous invitant à nous interroger sur cette altérité qu’est devenue pour nous l’expérience d’un enfant, avec ses préoccupations et drames (une invitation à un anniversaire promise puis refusée) puis à prolonger cette réflexion par un questionnement quasi-philosophique sur la constitution de la société, de toutes les sociétés. C’est dire si entre fragilité et assurance, captation délicate et modeste ouvrant sur du beaucoup plus ample, ce premier long-métrage m’a paru idéalement placé. Ajoutons qu’il n’est pas indifférent que le personnage principal soit une fille – dont le père (Karim Leklou) à la fois aimant, plein de bonne volonté et souvent maladroit se signale aussi par des réflexes genrés plutôt traditionnels. Sans être militant une seconde, le film rend compte avec finesse de cette responsabilité inconsciente que la jeune Nora endosse déjà, de veiller sur son frère, petite maman à 8 ans, même si bien sûr elle ne peut l’être entièrement ou de bout en bout. Est-il utile de recourir au concept de charge mentale ? Au fond c’est bien de cela qu’il s’agit, et cette nouvelle notation à la fois précise (au sens de délimitée) et englobante, mérite d’être considérée.

La 30è édition du festival du film de Sarlat a eu lieu du 9 au 13 novembre 2021.

Nicolas Truffinet
Nicolas Truffinet

Fait dodo. Et quand ce n'est pas le cas, continue d'hésiter entre le cinéma (critique et écriture) et l'Histoire.

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