UN MONDE : une histoire de la violence

Nouvelle dans son école, la petite Nora découvre que son grand-frère Abel est le souffre-douleur des autres élèves : immersion éprouvante dans un établissement scolaire filmé comme une prison, Un Monde est aussi un regard d’une grande acuité sur la cour d’école, société éternellement primitive, incapable de fonctionner sans bouc-émissaire.

 

Comment a-t-on pu survivre à l’école ? Difficile de ne pas se poser la question en sortant d’Un Monde. Qu’avons-nous vu pendant 72 minutes ? Une prison. Et l’analogie ne peut pas nous échapper tant Laura Wandel, la réalisatrice, a la main lourde : l’enseignement se résume essentiellement au sport (à la muscu même, vu l’étrange attention, répétée, portée aux bras), l’omerta, la cour comme espace de promenade, les parloirs (le père et sa fille qui communiquent à travers les barreaux, pendant la récré), etc. Sans ironie, le film aurait pu s’intituler Entre les murs. Ou Prison Break. La seule case qu’il ne coche pas, c’est celle de l’agression dans les douches collectives, et encore, il y en a une dans les toilettes, franchement glaçante…

« Grandir revient à sortir la tête de l’eau, mais nous revoilà plongés, bien éclaboussés par la peur enfantine, arrachés à notre pays des adultes perdus, celui où, l’âge aidant, nous avons appris à relativiser les affres de l’école »

Nous sommes convaincus de tout cela parce que la caméra reste à la hauteur de sa jeune héroïne, Nora (Maya Vanderbeque, incroyable de naturel, tout comme Gûnter Duret son partenaire), créant par le cadrage une drôle de ligne de flottaison. Hors-champ, au-dessus, se trouve la surface, un monde que l’on imagine volontiers plus sûr, parce qu’il faut croire que les têtes d’adultes doivent bien émerger quelque part, que ce ne sont pas des hommes et des femmes troncs, qu’il doit bien y avoir là-haut, à défaut d’un Dieu, leurs regards, leur reconnaissance, la possibilité d’une protection… Le cadre, l’aquarium, est un lieu de solitude, où l’enfant se sent livré à lui-même – à tort ou à raison – où le pire est toujours envisageable tant le pouvoir de nuisance de l’institution scolaire reste insondable. D’où l’obsession de Nora pour les profondeurs. La tête qu’elle met sous l’eau à la piscine, ses questions à son père sur les océans, la légende urbaine au sujet de cadavres d’enfants enterrés tout au fond du bac à sable (et cette conviction énoncée par une fillette : tant qu’on n’aura pas creusé jusqu’à toucher le fond, on n’aura aucune raison de ne pas y croire)… Une prison construite sur des sables mouvants, donc. Et sans surveillants dignes de ce nom.

Le pessimisme de cet état des lieux serait très exagéré s’il ne s’agissait avant tout d’une perception. Épouser le regard de Nora revient à brandir un totem d’immunité en matière d’idéologie. Pas question de promouvoir implicitement l’enseignement à la maison, en dénonçant cette grande casse physique et morale que serait l’école. Il y a des éléments objectifs incontestables, quelle que soit la hauteur à laquelle on les considère (Abel, le frère de Nora, est vraiment un bouc-émissaire), mais il y a surtout cette subjectivité, la vulnérabilité immense ressentie par Nora. Celle-ci a beau être une vue de son esprit, elle n’en demeure pas moins une source de souffrance réelle. Un Monde a le mérite, redoutable et éprouvant, de rendre cette hantise palpable pour les adultes. Elle est là, elle a toujours été là, mais sous la ligne de flottaison. Grandir revient à sortir la tête de l’eau, mais nous revoilà plongés, bien éclaboussés par la peur enfantine, arrachés à notre pays des adultes perdus, celui où, l’âge aidant, nous avons appris à relativiser les affres de l’école. Nous voilà compagnons d’un Peter Pan inversé – un Peter qui ne voudrait pas rajeunir – forcés de nous souvenir des brimades subies ou infligées dans la cour de récré.

« Cette cour d’école fonctionne comme une société éternellement primitive, incapable d’exister sans bouc émissaire »

L’immersion s’avère éprouvante, choquante, parce qu’on finit par croire comme Nora ou Abel que rien ne pourra jamais nous protéger. Elle manque certainement de mesure. Le verrouillage de la caméra sur le visage de Nora a beau laisser hors-champ certaines violences, l’absence de profondeur de champ a beau flouter l’environnement et l’adoucir, ces esquives n’en sont pas vraiment parce qu’en réduisant ainsi notre horizon, elles rendent tout plus oppressant. Il y a toutefois un point sur lequel la réussite d’Un Monde est incontestable, c’est l’acuité de son regard sur la perpétuation et la diffusion de la violence. Qu’elle soit fidèle à la réalité ou non (on a tendance à croire qu’elle ne doit pas beaucoup se tromper, malheureusement), cette cour d’école fonctionne comme une société éternellement primitive, incapable d’exister sans bouc émissaire. Ses semblants de gouvernants comme ses disciples n’arrivent pas à obtenir l’équilibre, la paix pour le plus grand nombre, sans une victime sacrificielle. C’est Abel, mais si ce n’est plus lui, ce sera un autre. Le renouvellement, désespérant, semble assuré par le devenir bourreau de toute victime, qu’elle soit cible (on en vient à se demander ce qu’ont subi les tortionnaires d’Abel pour être si méchants) ou dommage collatéral (déclassée à cause de lui, Nora va répudier publiquement son grand frère).

On voit bien ce poison circuler et se diffuser parce qu’Un Monde a la très bonne idée de faire un pas de côté, de ne pas nous raconter Abel mais Nora, de ne pas nous mettre dans la peau du bizut mais du témoin concerné, de renverser le rapport de forces en faisant du référent non pas le grand-frère qui fait sa rentrée, sûr de lui, mais sa petite-sœur qui traine des pieds, en pleurant, pour son premier jour. Les différences de genres sont probablement traitées avec moins de pertinence que la mécanique de la violence (encore que le cliché d’une solidarité associée à la féminité finisse par voler en éclats et que le film suggère, à raison, que le football est une annexion de la cour d’école par les garçons), mais elles permettent d’esquisser le petit espoir que tant qu’il y aura des petites sœurs, tous les grands frères ne seront pas forcément foutus.

 

UN MONDE (Belgique, 2021), un film de Laura Wandel, avec Maya Vanderbeque, Günter Duret, Karim Leklou… Durée : 72 minutes. Sortie en France le 26 janvier 2022.

 

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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