Envoyée Spéciale… à ARRAS 2021 : performances, mélos et histoires vraies

Comme chaque année, le festival du film d’Arras 2021 propose pendant 10 jours un savant mélange d’avants-premières de films français attendus, de découvertes venues de toute l’Europe (la passion des programmateurs arrageois pour l’Europe de l’Est n’est jamais démentie), mais aussi de curiosités du monde entier.

 

La première journée passée au festival a été l’occasion d’assister à deux performances d’actrices fondées sur la transformation physique. D’abord, dans A Good Man de Marie-Castille Mention-Schaar, Noémie Merlant joue Ben, un homme trans récemment installé sur une île bretonne avec sa compagne. Le film est tiré d’une histoire vraie, celle d’un homme trans dont la compagne ne pouvait enfanter et qui a donc lui-même porté leurs trois enfants. A Good Man donne à voir la prise de décision du couple ainsi qu’une grossesse compliquée par le secret, les conflits amoureux et familiaux et les discriminations systémiques envers les personnes trans. La grossesse de Ben est un pas de plus dans la transgression de genre : alors que sa transidentité est (à peu près) acceptée par son entourage, le fait de tomber enceint est une ligne rouge pour certains. Selon toute vraisemblance, la cinéaste bien « bossé », « potassé » son sujet, livrant un film renseigné et respectueux. A Good Man est précis dans sa description du processus médical, montrant d’ailleurs un personnel soignant plutôt bienveillant. Il s’intéresse aussi à la compagne, jouée par Soko, à ses aspirations personnelles au-delà du seul soutien à son compagnon – le film raconte aussi, voire surtout, une histoire d’amour. C’est un récit balisé, mais pas désagréable. Reste la présence étrange de Noémie Merlant qui s’avère, fondamentalement, problématique pour le film. En la voyant incarner Ben, on pense constamment à sa transformation : parfois en des termes élogieux (on croit sans mal qu’elle est un homme) et à la manière dont celle-ci a été réalisée (est-ce que sa voix est rendue plus grave en post-production ? combien de temps passait-elle chaque matin au maquillage ?), seulement le film se trahit quelque peu en renvoyant sans cesse aux spectateurs l’idée qu’un homme trans est une femme (très bien) déguisée en homme. L’audace aurait été de choisir pour ce rôle un « véritable » homme trans ; les scènes précédant la transition sont trop peu nombreuses pour servir de prétexte. La cinéaste n’a pas souhaité aller, pour ainsi dire, au bout de sa démarche, et son film se retrouve dès lors « le cul entre deux chaises »…

 

Une performance d’un tout autre genre, beaucoup plus exubérante, est au centre de Dans les yeux de Tammy Faye, biopic réalisé par Michael Showalter. Jessica Chastain y incarne le rôle titre, celui d’une télévangéliste bien connue aux États-Unis, qui présenta pendant 15 ans des émissions sur la chaîne PTL (Praise The Lord) avec son mari Jim Bakker, avant que le couple ne tombe pour des affaires de fraude et de mœurs. Jessica Chastain jouant Tammy Faye de ses 20 ans à 55 ans, on la voit changer physiquement, du fait de son vieillissement, mais aussi du maquillage et de ses coupes de cheveux de plus en plus improbables. Le film propose un portrait contrasté de cette femme, à la fois complètement déconnectée de la réalité, ne voyant pas les trafics et abus de son mari, mais aussi étonnamment progressiste, défendant notamment les droits des personnes LGBT au grand dam de certains dirigeants chrétiens conservateurs. Parmi eux, le révérend Jerry Falwell, interprété par un Vincent d’Onofrio qui se délecte à jouer les méchants. Andrew Garfield s’amuse tout autant à incarner le rôle du mari pathétique de Tammy. Ce côté survolté est parfois épuisant mais restitue bien l’atmosphère décadente dans laquelle évolue ces personnages grotesques, qui ne se content pas de laisser transparaître leurs émotions mais les surjouent.

 

Autre biopic, nettement moins flamboyant : Les aventures d’un mathématicien, écrit et réalisé par l’Allemand Thorsten Klein. Le mathématicien en question, c’est Stanislaw Ulam, scientifique juif polonais parti aux États-Unis pendant la Seconde Guerre Mondiale pour participer au projet Manhattan, qui a mené à la création de la bombe atomique. Autant dire que le sujet avait du potentiel, entre le dilemme moral des scientifiques travaillant sur la bombe et la culpabilité du héros ayant laissé derrière lui sa famille juive pendant la Shoah. Hélas, le film nous livre un récit linéaire et plat, qui s’échine à ne surtout jamais pousser les curseurs à fond. La dimension philosophique, éthique, du récit est tout juste survolée : le protagoniste est un peu chagrin a l’idée de créer une bombe qui va tuer des millions de personnes, mais s’en remet assez vite… On n’apprend pas non plus grand chose : raconter cette histoire aurait été l’occasion de décrire patiemment, concrètement le travail au sein du projet Manhattan. Or, ici, il reste difficile de comprendre ne serait-ce que partiellement comment ces gens travaillent ensemble, et en quoi consiste ce qu’ils font au quotidien. Les sous-intrigues familiales – la relation du héros avec sa femme et son frère, la mort de sa sœur assassinée par les nazis – n’apportent pas non plus l’émotion attendue.

 

Encore une « histoire vraie », mais (très) contemporaine cette fois : Arthur Rambo, de Laurent Cantet. Le protagoniste est Karim D. (Rabah Naït Oufella, que le réalisateur avait révélé dans sa Palme d’or Entre les murs), un jeune écrivain d’origine maghrébine dont le succès éclair est soudain terni par la révélation de tweets au contenu antisémite, sexiste, homophobe, etc., qu’il proférait sous le pseudonyme d' »Arthur Rambo ». Les habitués du réseau social Twitter auront sans doute repéré des points communs avec l’affaire Mehdi Meklat, dont le film est explicitement inspirée. Arthur Rambo se déroule sur quelques heures, du soir au matin. Sans être brillant, il est intéressant car minutieux, suivant pas à pas l’arrivée de la polémique, les différentes stratégies de défense du principal intéressé, les réactions de ses amis ou de ses connaissances professionnelles, etc. Le personnage n’est pas aimable, et c’est le but. On l’observe à distance pendant sa déchéance. Le cinéaste semble parfois mal à l’aise avec son propre sujet, celui des réseaux sociaux, c’est un autre film au « cul entre deux chaises », qui ne propose pas de vision très affirmée. Mais le film a le mérite de restituer une certaine complexité : si les tweets du protagoniste sont ignobles et que l’excuse du « troisième degré » fait long feu, les réactions de certains de ses collaborateurs paraissent hypocrites ou lâches. Vers la toute fin, une scène assez forte, durant laquelle le héros réalise que ses horreurs ont été prises au pied de la lettre par son propre petit frère au discours confusionniste, reflète ce qui fait l’intérêt du film : scruter le visage d’un homme à un moment charnière de sa vie, ses certitudes ébranlées, ses proches aliénés, ses péchés connus de tous, et qui va finalement devoir « vivre avec ».

 

Autre vie qui bascule, celle de Benjamin (Benoît Magimel), le héros de De son vivant d’Emmanuelle Bercot. Atteint d’un cancer du pancréas, il apprend qu’il ne lui reste que quelques mois à vivre. Sa mère (Catherine Denuve) l’accompagne dans cette épreuve. La réalisatrice se coltine sans frémir au genre du mélodrame. Mais, plus que la dimension intime (le protagoniste doit « nettoyer le bureau » de sa vie avant de partir et notamment revoir un fils qu’il n’a jamais connu), ce qui intéresse le plus ici, c’est le portrait du personnel soignant. Et notamment le personnage du médecin, joué par un vrai cancérologue, Gabriel Sara. Son accent de l’est, ses coquetteries vestimentaires, sa passion pour la musique (il fait chanter ses collègues dans leurs groupes de parole) : on se dit que tout ça, un scénariste ne l’aurait pas inventé, et que le réel nourri ici avantageusement une fiction qui, sans cela, resterait assez banale.

 

On continue dans le mélo avec le nouveau film d’un des spécialistes contemporains du genre : Pedro Almodóvar. Comme son titre le laisse deviner, Madres Paralelas s’intéresse aux destins liés de deux femmes, une très jeune (Milena Smit) et une quadragénaire (Penélope Cruz), qui accouchent le même jour dans la même maternité. Difficile d’en dire plus sans entacher l’un des intérêts du film, à savoir son intrigue à rebondissements. En tout cas, le cahier des charges du mélodrame classique est comme scrupuleusement respecté : destins de personnages féminins, milieu aisé (où une mère célibataire peut se permettre d’avoir en plus de sa femme de ménage quelqu’un chez elle en permanence pour s’occuper de son enfant), péripéties invraisemblables, thème de la maternité (relation des héroïnes avec leurs bébés mais aussi avec leurs propres mères), etc. Le film est très enlevé et plaisant, proposant un suspense émotionnel efficace. Originalité rarement vue chez Almodóvar : une sous-intrigue autour de la mémoire de la guerre civile espagnole. La fin réconciliatrice un peu trop facile est peut-être une manière pour le cinéaste d’appeler de ses vœux une réconciliation nationale… mais à condition de se dire, avant cela, toute la vérité, comme finissent par le faire les personnages du film.

 

Luzzu d’Alex Camilleri est un film maltais – on doit bien confesser que c’est le premier film de cette nationalité qu’on voyait. L’intérêt du film se situe déjà là : découvrir des décors et environnements jamais vus auparavant. On explore ainsi un contexte économique et politique particulier : l’Union Européenne propose aux pêcheurs maltais, trop nombreux, des compensations pour encourager leur reconversion. Or le protagoniste est un jeune pêcheur père de famille, qui peine à faire vivre sa famille avec ses maigres revenus mais qui n’en n’aime pas moins son métier. Le film use des ressorts mélodramatiques (un bébé malade, notamment), mais il s’inscrit plutôt dans la tradition du néo-réalisme, avec son observation minutieuse des gestes quotidiens des travailleurs de la mer. Le protagoniste est d’ailleurs joué par un véritable pêcheur. Quand il commence à travailler illégalement, on craint que cela se passe très mal, et l’on pense au cinéma de Ken Loach mais, contrairement à ce dernier, Alex Camilleri choisit de ne pas verser trop profondément dans le drame : finalement, Luzzu est surtout l’histoire d’un renoncement. Ce qui est toutefois déjà un drame en soi.

 

Nobody Has To Know est le cinquième long-métrage du comédien belge Bouli Lanners, co-réalisé cette fois avec Tim Mielants. Après Les géants ou encore Les premiers, les derniers, le réalisateur confirme son goût pour les films « de paysages » en posant cette fois sa caméra en Écosse, filmée d’une manière qui évoque le western. Bouli Lanners incarne Phil, un Français solitaire habitant sur une île à l’écart de tout, et qu’un AVC rend amnésique. Sur un rythme lent, le film propose à ses spectateurs d’accompagner son héros dans la redécouverte de son quotidien. On l’accompagne d’autant mieux qu’on n’en sait pas plus que lui sur sa vie d’avant. Et on se laisse surprendre comme lui par une histoire d’amour tardive. Le film tient principalement sur son couple d’acteurs, Bouli Lanners et Michelle Farley (connue pour le rôle de Catelyn Stark dans la série Game of Thrones), tous deux beaux et émouvants.

 

Mi iubita, mon amour est une autre proposition de « dépayser » un visage connu. Et là encore, c’est l’interprète principal, ici une actrice, qui met en scène ce dépaysement. On retrouve donc au cœur de ce projet Noémie Merlant, qui réalise là son premier long-métrage, dans lequel elle raconte le road trip de quatre copines jeunes adultes à travers la Roumanie pour l’enterrement de vie de jeune fille de l’une d’elles, Jeanne (Noémie Merlant, donc). Très vite, elles se retrouvent en galère et sont recueillies par une famille gitane particulièrement bienveillante. Le film bascule alors lentement vers une histoire d’amour entre Jeanne et le fils aîné de la famille, âgé de 17 ans, Nino. Cette relation est totalement asymétrique, pour ce qui est de l’âge, de la maturité, du milieu social – et donc particulièrement gênante à regarder. Noémie Merlant semble consciente des écueils possibles : le film est co-écrit avec le jeune acteur qui joue Nino, Gimi-Nicolae Covaci. Mais reste une impression dérangeante, celle de regarder des jeunes intellos parisiennes toutes excitées de « s’encanailler » avec cette famille gitane. Les enjeux dramatiques augmentent lorsque la famille est menacée par un homme à qui elle doit de l’argent, mais le film se referme de manière extrêmement maladroite : on abandonne la famille en pleine galère, et on reste sur le visage mélancolique de l’héroïne, toute bouleversée de son expérience. Au fond, ce sont ses états d’âme à elle qui sont supposés nous intéresser…

 

Ultime dépaysement et unique sortie d’Europe de notre festival : White Building, film cambodgien de Neang Kavich. Comme dans le récent film français Gagarine, une barre d’immeuble est sur le point d’être détruite, et nous sommes invités à voir les conséquences sur un certains nombres de ses habitants. White Building est un beau film mouvant, qui explore d’abord la cinégénie de Phnom Penh la nuit, avec trois adolescents parcourant la ville à moto (on pense à Diamond Island de Davy Chou, d’ailleurs producteur du film). Mais après cette ouverture « teen », le film prend une tournure surprenante, se resserrant sur un seul de ces jeunes protagonistes et ses problématiques familiales : la maladie de son père, et le relogement de sa famille. Le caractère flottant de White Building aura offert une respiration bienvenue, au milieu de films souvent un peu trop « programmatiques ».

 

La 22ème édition du Arras Film Festival s’est déroulée du 5 au 14 novembre 2021.