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Apichatpong Weerasethakul fait détoner son nouveau film d’emblée, puis l’onde de choc s’étend, patiemment. Il y est question d’intérieur et d’extérieur, de passages et de transmissions, d’émotions s’entend. Paradoxe, ou logique jusqu’au-boutiste, Memoria ne se livre pourtant pas aisément, étant plus théorique et moins viscéral que ses films précédents. Il n’en est pas moins précieux.
La dualité est au cœur de chacun des films d’Apichatpong Weerasethakul, au point de les scinder en deux pour certains – sans doute parce que son amour du cinéma est né face à Voyage au bout de l’enfer (Michael Cimino, 1978). Ainsi, Blissfully Yours (2002) fait défiler son générique de début à mi-parcours et, comme dans Syndromes and a Century en 2006, il y confronte la ville et la campagne ; Mysterious Objet at Noon (2000) joue quant à lui avec les frontières entre documentaire et fiction, et entre réalité et imagination ; Tropical Malady (2004) oppose le jour et la nuit, le trivial et le fantasme ; Oncle Boonmee (2010) les vivants et les morts ; et Cemetery of Splendour (2015) l’éveil et le sommeil, la surface et la profondeur. Ce sont les ruptures à l’œuvre dans ces deux long-métrages ayant précédé Memoria qui s’y retrouvent, prolongées, décuplées, mais aussi plus discrètes.
Le film débute par un plan sur Jessica (Tilda Swinton), réveillée au petit jour par une détonation. Ce son dont elle devine progressivement non pas l’irréalité mais l’intériorité, ce son qui l’inquiète puis l’obsède, qui se répand en elle mais ne s’étend pas au-delà, quand bien même elle essaie de le recréer artificiellement, devient dès lors une marque de l’étanchéité afférente à l’esprit et au corps, à soi et au monde. Weerasethakul déploie alors une série d’images visant à seconder et renforcer cette séparation première. Quand Jessica cherche un réfrigérateur destiné à la conservation de plantes, la vendeuse insiste sur la façon dont la vie se développe différemment d’un côté et de l’autre de la porte. Plus tard, on croisera un homme dont le sommeil s’apparente à la mort, une disparition si profonde à l’intérieur de son propre corps que Weerasethakul le filme comme un tombeau froid et impénétrable ; un homme qui se qualifie d’ailleurs lui-même de « disque dur ». Hard drive, la route est difficile, sinueuse, et les virages inattendus. De fait, dans un second temps, ce personnage secondaire présente aussi à Jessica des pierres dont les vibrations lui racontent des histoires ancestrales, rappelant celle qui se transforme en un enfant d’une autre planète dans Mysterious Object at Noon, décuplant par son apparition les perspectives narratives d’un récit mutant. Tel le mur de briques mentionné dans le poème qui referme Cemetery of Splendour, s’élevant jusqu’au soleil, puis s’effondrant soudainement pour dévoiler une vision sidérante, tout rempart est néanmoins amené à céder. Ainsi, malgré l’hermétisme apparent, les pierres finissent par parler et les disques durs par livrer leurs secrets. Suivra Jessica.
Lorsqu’elle traverse une pièce en intérieur, abritant elle-même un large cube de verre, lequel simule un espace extérieur organique, Weerasethakul symbolise le for intérieur du personnage, a priori impénétrable et pourtant constitué de la même matière que le reste du monde, et encore bien au-delà. C’est d’ailleurs aussi ce dont parle le réalisateur lorsqu’il s’attache à des reliques vieilles de six millénaires arrachées à la terre autant qu’à des visions échappées du futur fendant le ciel ; corrélation cosmogonique elle-même connectée à Nostalgie de la lumière (Patricio Guzmán, 2010). Jessica pensait être enfermée en elle-même, ne pouvant accepter de l’extérieur que l’intrusion tonitruante de sa propre folie, or lors d’une scène marquante du dernier acte, elle se révèle finalement passeuse, capable de transmettre des émotions à la multitude.
Après la chute du mur évoqué dans le poème à la fin de Cemetery of Splendour, après les écrans et le rideau s’éclipsant in fine pour dévoiler une source de lumière irradiant les spectateurs au terme de l’installation Fever Room (2016), c’est ici le mystère autour du personnage faussement insondable de Jessica qui se dissipe lors du dernier acte. Elle se fait alors lumière, et l’agitation règne autour d’elle, une agitation sonore étourdissante ; impossible d’en dévoiler la teneur, mais possible d’établir un lien avec la saynète plus tôt dans le film qui la voit attirée par une statue à l’effigie de Copernic. A défaut d’héliocentrisme proprement dit, depuis toujours Weerasethakul répète des motifs de circulations effrénées : ailleurs dans Memoria ce sont des alarmes de voitures qui se répondent et s’entremêlent, improbable spectacle son et lumière, et ce ballet rappelle ceux des silhouettes indécises dans le parc de Cemetery of Splendour, des footballeurs enjoués de Phantoms of Nabua (2009) ou des jets-skis intenables de Mekong Hotel (2012). Au spectateur de faire circuler désormais ce qu’il aura glané. Tout cela demeurant assez théorique, jusqu’au dernier acte du moins, Apichatpong Weerasethakul proposant avec Memoria une expérience moins sensible et viscérale que ses précédents, peut-être s’agira-t-il d’une part réduite de ses admirateurs, proportion non-négligeable mais à l’évidence déjà modeste du monde cinéphile, qui s’échinera néanmoins avec plaisir à endosser un rôle de passeur, suivant l’exemple de Jessica.
MEMORIA (Colombie, Thaïlande, France, Allemagne, Mexique, Qatar, Royaume-Uni, Chine, Suisse, 2021), un film d’Apichatpong Weerasethakul, avec Tilda Swinton, Jeanne Balibar, Juan Pablo Urrego, Elkin Díaz. Durée : 136 minutes. Sortie en France le 17 novembre 2021.