VOUS NE DÉSIREZ QUE MOI : la fabrique du réel

Yann Andréa fut le compagnon de Marguerite Duras de 1980 jusqu’au décès de cette dernière. En 2016, suite à la mort d’Andréa, paraît sous forme de livre la retranscription d’un entretien qu’il avait accordé à la journaliste (et amie du couple) Michèle Manceaux, en 1982. La relation Duras-Andréa n’en était encore qu’à ses débuts, mais elle broyait le second, écrasé par la présence et la puissance de la première, et ayant désespérément besoin d’une oreille attentive ; de quelqu’un auprès de qui il serait pour une fois le sujet et non l’objet.

La première phrase de l’entretien, qui a donné son titre à sa version publiée, est lourde de sens (au pluriel) pavant le cheminement à venir : « je voudrais parler de Duras ». L’emploi du ‘je’, immédiatement pondéré par un repli vers le conditionnel ; le besoin impérieux de s’exprimer, à propos d’un sujet unique. Avant ce déclenchement de la parole, le découpage des premiers plans du film est tout aussi symbolique, avec en particulier un plan en vue subjective de Yann se penchant silencieusement à la fenêtre. Un tel plan peut figurer l’amorce d’un suicide ; option qu’envisage peut-être le personnage, sauvé par l’apparition dans le cadre de Michèle Manceaux, venue recueillir son flot fébrile de pensées.

Le brouillage des conventions et des démarcations rend passionnante la forme du film, qui est par ailleurs d’une grande beauté

L’introduction de Vous ne désirez que moi en fixe ainsi les deux règles entremêlées : la fidélité envers le texte, qui n’empêche pas la créativité formelle autour du texte (ce que l’on retrouve aussi dans le fait que le titre du film diffère de celui du livre, après l’avoir pris comme titre de travail), afin d’en prolonger les thèmes et les questionnements. Ce film marque le premier retour à la fiction depuis 2013 pour la cinéaste Claire Simon, qui s’était entretemps tournée vers le documentaire. Cependant Vous ne désirez que moi n’est pas à proprement parler une fiction, mais plutôt un essai sur la nature du réel et de la fiction, ainsi que de leurs échanges et surimpressions : la fausseté du réel et la réalité de la fiction. Ce que les comédien.nes, Swann Arlaud – extraordinaire – et Emmanuelle Devos, jouent est on ne peut plus vrai, puisqu’il s’agit de paroles enregistrées sur bande que les êtres qu’ils interprètent ont réellement prononcé (ce que Claire Simon souligne dans la scène d’ouverture en rendant audibles les dialogues seulement lorsque le magnétophone est enclenché). A l’inverse, tout ce qui devrait relever du documentaire, à savoir la mise en images des souvenirs et anecdotes évoqué.es par Yann Andréa, prend à l’écran une forme factice, rendue sciemment irréelle par la cinéaste au moyen de divers procédés (par exemple une scène de balade sur la plage, qui devrait se dérouler il y a quarante ans, ne cache rien du caractère contemporain de son tournage).

Tou.tes autant que nous sommes, nous nous créons des histoires et nous habitons les histoires créées par les autres. C’est à travers le filtre de toutes ces histoires que nous expérimentons, voire fabriquons le réel

Ce brouillage des conventions et des démarcations rend passionnante la forme du film, qui est par ailleurs d’une grande beauté. Claire Simon parvient à sublimer de simples séquences de discussion à deux par sa manière de les photographier, les cadrer, les monter, on la sent habitée par le texte, qui semble bien avoir été la source de son envie de revenir à la pratique d’un cinéma fabriqué et joué. Il faut dire que le témoignage de Yann Andréa, et la porte singulière qu’il ouvre sur la personne et l’œuvre de Marguerite Duras, s’avère être un formidable catalyseur d’idées et de conjectures sur la conduite de nos vies, et leur écriture par nous ou quelqu’un d’autre. Tou.tes autant que nous sommes, nous nous créons des histoires et nous habitons les histoires créées par les autres. C’est à travers le filtre de toutes ces histoires que nous expérimentons, voire fabriquons le réel ; et l’ogresse Marguerite Duras, auprès de qui Yann Andréa est venu se fixer en orbite comme une planète autour du soleil (le titre définitif du film,qui expose puissamment cette relation asymétrique, est une phrase de Duras relatée par Andréa), est la créatrice ultime d’histoires. Quand bien même elle est cantonnée au second plan de la maison et du film (après tout, il n’est pas raisonnable de regarder le soleil en face ; uniquement de manière indirecte), la force d’attraction qu’elle exerce est telle qu’elle domine tout le reste. Elle occupe et nourrit l’ensemble des conversations, des images, nous faisant réfléchir avec Yann Andréa et Claire Simon à la puissance et la richesse infinies de la fiction, socle nécessaire de la réalité pour nous protéger du néant.

VOUS NE DÉSIREZ QUE MOI (France, 2021), un film de Claire Simon, avec Swann Arlaud, Emmanuelle Devos. Durée : 95 minutes. Sortie en France indéterminée.