FRANCE : la prison du présent
En un quart de siècle de carrière, Bruno Dumont n’a pas été avare en pas de côté et prises de risques visant à élargir son univers, avec des tournages aux États-Unis, pour la télévision, avec des stars établies, ou encore de récits historiques. France marque son retour à un film contemporain pour la première fois depuis dix ans, et est pourtant celui avec lequel il semble s’éloigner le plus de sa zone de confort, portant le fer au cœur des lignes ennemies – le barnum manipulateur, obscène et cynique des chaînes d’information en continu. Mais Dumont n’a ni vendu son âme au diable, ni changé son fusil d’épaule : il filme et pense cet univers tout en lui restant radicalement extérieur, ce qui donne vie à une œuvre à la fois pleinement cohérente et d’une grande étrangeté.
Le titre préliminaire du film laissait moins de doutes quant à l’intégration de France dans la filmographie de son réalisateur – Par un demi-clair matin, d’après le recueil posthume de textes de Charles Péguy l’ayant inspiré. Les écrits de Péguy constituaient déjà le matériau adapté par Dumont pour ses deux précédents longs-métrages, Jeannette et Jeanne consacrés à Jeanne d’Arc. Dans le grand écart apparent entre ce diptyque médiéval à l’héroïne vertueuse, et le pamphlet arrimé à notre présent qu’est France, où la protagoniste fait corps avec tous les travers du système médiatique dont elle est le visage, Dumont conserve deux autres éléments majeurs en plus de Péguy : Christophe à la musique (le film lui est dédié), et le chemin de croix enduré par le rôle-titre. France de Meurs est la journaliste star et omniprésente – elle anime des débats en plateau et réalise des grands reportages aux quatre coins du globe, est reconnue dans la rue autant que par le président – d’une chaîne d’information en continu, mais sa sujétion à ce monde qui l’a faite reine et aux conventions qui le régissent va s’effriter suite à un carambolage. Celui-ci agit sur les deux plans : France renverse un livreur à scooter avec sa voiture, et ce choc physique provoque le télescopage entre l’univers factice dans lequel France évolue, et le réel qui en était jusque-là tenu à distance.
La satire attendue de l’hystérie des médias racoleurs et mensongers, qui « empilent des générateurs d’opinions sur commande et font monter la pression d’un cran » (pour reprendre la formule d’un article récent), n’occupe donc pleinement le champ de France que dans son premier acte. Après, elle devra partager la vedette avec le parcours individuel torturé de l’héroïne, pour un résultat forcément hétérogène, écartelé entre ces deux pôles, l’un tirant vers la laideur esthétique et éthique, l’autre vers la solennité – qui peut aussi être pompière – de la douleur et de la tragédie, à laquelle la musique de Christophe apporte toute sa force. D’une scène à l’autre France bascule ainsi entre Le gouffre aux chimères et les mélodrames au féminin de l’âge d’or hollywoodien. D’une part, la description glaciale d’une société pourrie jusqu’à l’os, tant du côté des fabricants d’histoires (les « reportages » de France sur le terrain sont en réalité de pures fictions, dont Dumont décortique avec verve la falsification du scénario, du casting, du cadre et du montage à la gloire de leur vedette et au mépris de leur sujet) que du public. Ce dernier est purement consommateur, et obnubilé par le star-system – les selfies demandés en permanence à France pourraient être un running gag mais cela ne fait même pas rire, tant le film provoque d’angoisse dans sa peinture du monde.
La vacuité du monde remodelé par l’instantanéité absolue de l’information en continu a tout dévoré, rendant le réel inaccessible. Le présent perpétuel crée une prison du néant
D’autre part, la succession de drames personnels et professionnels subis par France, qui font qu’il est de plus en plus difficile pour elle de jouer son rôle, tant son être intérieur se lézarde jusqu’à frôler la dépression. Pour sa seconde collaboration avec une actrice professionnelle portant sur ses épaules un de ses films (après Juliette Binoche pour Camille Claudel 1915, également sur une femme broyée par un système dont elle pensait pouvoir être un élément majeur), Dumont fait faire des merveilles à Léa Seydoux, totalement habitée par son rôle et déployant une ferveur tragique semblable à celles d’une Bette Davis ou d’une Joan Crawford en leur temps. Le monde est dégueulasse, repoussant, mais elle conserve une noblesse qui se retrouve dans le regard du cinéaste, qui n’exprime ni désir ni dégoût envers elle. Il s’agit là des deux pulsions binaires (avec l’apitoiement) sur lesquelles la télé-poubelle joue exclusivement dans son intoxication du public ; un jeu malsain auquel le cinéma digne de ce nom, dont Dumont se réclame, refuse de prendre part.
France voit France comme une androïde – le film a une allure robotisée, dévitalisée, jusqu’au malaise, dans sa mise en scène, sa direction d’acteurs, ses décors (le studio TV, l’appartement de France) – cherchant désespérément à (re)devenir humaine. Elle est l’anti-Benedetta : cette dernière parvient à mélanger sa sincérité au mensonge, et ainsi à prendre les dominants manipulateurs à leur propre jeu en devenant plus séduisante qu’eux – quitte à se perdre elle-même. France, pour sa part, cherche à s’extraire de la prison érigée par l’artifice, la fausseté, le calcul, en retrouvant le fil d’une sincérité perdue. Pour cela, Dumont la suit et la scrute à la recherche de l’étincelle de vie, d’émotion, qui parviendrait à faire redémarrer ce moteur, ré-émerger cette part d’elle-même. Mais il est à craindre, face aux échecs répétés de France, ses rechutes et les trahisons qu’elle subit, que la vacuité du monde remodelé par l’instantanéité absolue de l’information en continu a tout dévoré, rendant le réel inaccessible. Le présent perpétuel crée une prison du néant. Le seul espoir résiduel, infime, convoque une troisième référence américaine, plus récente et inattendue : les larmes qui perlent soudain sans prévenir sur les joues de France, parfois malgré elle, puisent à la même source que celles des personnages piégés en eux-mêmes et remplacés par un pilote automatique par une force malfaisante dans Get Out. Les larmes comme dernière trace d’une humanité qui refuse de disparaître pour de bon, mais a toutes les peines du monde à reprendre le dessus.
FRANCE (France-Allemagne-Italie-Belgique, 2021), un film de Benoît Dumont, avec Léa Seydoux, Blanche Gardin, Benjamin Biolay. Durée : 134 minutes. Sortie en France le 25 août 2021.