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Enfermée dans un asile de fous, Camille Claudel attend la visite de son frère Paul. Binoche, Claudel, Dumont : grosse juxtaposition d’égos artistiques pour ce prolongement de la guerre de Flandres par d’autres moyens, qui impose rétrospectivement Hors Satan comme une impasse pour son auteur (tant mieux), sans retrouver pour autant la puissance d’antan (tant pis).
Attardons-nous sur l’affiche de Camille Claudel 1915, parce qu’elle fait triplement sens.
1. Elle pose une hiérarchie inédite dans le cinéma de Dumont : en haut l’actrice, au milieu le sujet, en bas le metteur en scène.
2. Elle suggère opportunément – c’est du marketing – que Juliette Binoche s’efface partiellement, mais pas totalement, derrière son personnage, signalant ainsi une performance.
3. Elle met en valeur le nom Claudel, plutôt que le prénom qui lui est associé, ménageant dans la fiction une place pour Paul, le frère écrivain de la sculptrice déchue.
Ca, ce n’est pas une affiche, c’est un véritable programme. Camille Claudel 1915 lui est grandement fidèle.
Il s’agit davantage d’un film de Bruno Dumont que de Juliette Binoche, aucun doute là-dessus. Nous entrons même probablement dans ce que le cinéaste de Bailleul a de plus dur. Il est toujours question de mysticisme, de foi, d’indécision quant à distinguer la folie de l’état de grâce, mais l’épiphanie ne passe plus du tout par la chair. Plus de fornications, on garde les cuisses serrées. Camille vit dans un asile aux airs de couvent, entre les handicapées mentales et des soignantes semblables à des nonnes. Ailleurs, ça n’empêcherait pas forcément l’amour physique, sauf qu’à la grande différence des autres héroïnes de Dumont, qui toujours se donnent ou se prennent, Camille semble dégoûtée par les contacts prolongés. La seule scène qui la découvre littéralement la montre forcée de prendre un bain, elle qui rechigne visiblement à se frotter depuis longtemps. On la découvre ensuite faire elle-même son repas, frugal, de peur d’être empoisonnée par son ancien amant, Rodin. Puis survient ce geste fort : Camille malaxe une boule de terre dans sa main, commence à lui donner forme, avant de la jeter, effrayée et dégoutée. Cette capacité de la matière à convoquer une idée – ici le souvenir torturé de sa vie d’artiste – c’est ce qu’il reste principalement de l’ancien Dumont. Hors Satan pouvait légitimement apparaître comme une impasse tant le cinéaste y répétait ses motifs jusqu’à la caricature. Rétrospectivement, il apparaît bien comme un cul-de-sac, c’est confirmé, ou un solde de tout compte, au mieux.
Le réalisateur a rebroussé chemin, et prend désormais une autre voie. Plus question d’éprouver la terre pour mieux ressentir le ciel : la nouvelle chair de Dumont, c’est un os mental, la pensée décapée du corps. Il sera amusant de savoir si le réalisateur va poursuivre dans cette veine toujours plus radicale et dépouillée, comme d’une certaine manière David Cronenberg, celui qui l’a triplement récompensé à Cannes en 1999… En attendant, faut-il voir en Camille rejetant la terre, Dumont rejetant ses films précédents ? Certainement pas. L’affiche, encore elle, nous l’indique : Binoche s’efface derrière Claudel, mais pas totalement. Ce geste doit être pris pour celui d’une actrice de métier réfractaire aux habitudes de Dumont, et vraisemblablement choisie pour cela.
Dans la scène la plus drôle du film, la seule en fait, Camille assiste aux répétitions d’une scène de Dom Juan par deux pensionnaires de l’asile. L’un s’empêtre dans ses approximations et son empressement, tout en s’efforçant de ne pas baver, mais sa bonne volonté s’avère réjouissante. Celle qui dirige l’atelier, elle, fait répéter, inlassablement, sans méchanceté mais avec exigence. Camille est au fond de la salle. Elle sourit et elle a les larmes aux yeux. On a envie de ne pas voir seulement en elle le personnage, mais l’actrice qui l’incarne. Ce n’est pas uniquement Camille spectatrice d’une répétition, c’est Juliette Binoche, l’actrice de métier, pas dupe de l’acting selon Bruno Dumont : un conditionnement, davantage qu’un apprentissage, d’amateurs qu’ils ne nous appartient pas de traiter de débiles profonds – ni de dire que Dumont les considère comme tels – mais qui sont limités dans la connaissance des actions qu’on leur demande d’accomplir.
Camille est la première héroïne de Bruno Dumont ouvertement et durablement folle, c’est donc la plus lucide puisque les deux éléments restent liés dans ce cinéma, la seule douée de recul, donc la première à être interprétée par un actrice dite professionnelle. C’est pour cela que Binoche est nécessaire. Pourquoi le film finit-il par s’en priver alors ?
L’affiche – un programme, on vous dit – le suggère : un Claudel peut en cacher un autre. Paul apparaît donc soudain, à mi-parcours, venu de nulle part. Il prie en pleine contrée sauvage. On croit à un personnage échappé d’un film précédent de Dumont, un rustre illuminé perdu dans la pampa, à la différence énorme que Paul, lui, est un intellectuel. Il écrit même des lettres, torse nu, aussi douloureusement que s’il se fouettait avec des ronces, tel un pénitent. Se scarifie-t-il ? Se masturbe-t-il ? Ecrit-il avec son propre sang ? Impossible à savoir. Il est assis à son bureau et nous restons sur son visage, ses veines qui se dessinent sous l’effort, son souffle qui se coupe. Lui aussi produit son œuvre dans la douleur, comme sa sœur avant lui, désormais sainte-patronne des artistes, qui souffre affreusement pour que les autres créateurs souffrent moins. Son voyage vers elle est un pèlerinage. Des pèlerinages, il y en a toujours eu chez Dumont, de plus en plus même, mais il y avait souvent un équilibre ou un parallèle entre le parcours et la destination. C’était le cas dans Flandres, le mieux lesté de ce point de vue, alternant la guerre, vaste prélude au retour au foyer, et l’internement de la promise, celle qui voyait trop de choses de l’âme humaine pour rester saine d’esprit. Camille Claudel 1915 serait d’ailleurs Flandres sans la guerre, ou au contraire toujours avec elle, mais en sourdine, hors-champ, puisqu’après tout il est forcément question de Première Guerre mondiale (nous sommes en France, en 1915), spectre qui hante le film même si ses personnages y font peu référence. Ce serait le prolongement de la guerre de Flandres, par d’autres moyens.
Flandres, c’était la sainte et le pèlerin, avançant l’un vers l’autre. Camille Claudel 1915, c’est d’abord la sainte, ensuite le pèlerin. Avec Paul, c’est une autre aventure qui commence, sans Binoche ou presque, moins pertinente à nos yeux. Nous ne sommes plus dans l’entremêlement ou l’alternance comme dans Flandres, mais dans la dichotomie : d’un côté, Claudel Camille avec Juliette Binoche ; de l’autre, Claudel Paul par Bruno Dumont, le frère dans lequel on se plait à voir le cinéaste en personne, marchant jusqu’à l’actrice ultime pour la convaincre de rester enfermée, pour lui, dans un asile-couvent. Camille Claudel 1915, le film, finit compressé par ces deux aspirations. Comme le titre sur l’affiche, coincé entre Binoche et Dumont.
CAMILLE CLAUDEL 1915 (France, 2013), un film de Bruno Dumont, avec Juliette Binoche, Jean-Luc Vincent, Emmanuel Kauffman, Marion Keller. Durée : 95 minutes. Sortie en France le 13 mars 2013.