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Après plusieurs projets repoussés ou avortés, le retour du cinéaste portugais Miguel Gomes à la mise en scène, six ans après son superbe triptyque des Mille et une nuits (2015), coïncide avec une période particulière : la pandémie de Covid-19 et le confinement qu’elle a provoqué dans bien des pays, dont le Portugal. Tourné « sous régime de confinement » comme l’indique un carton, et coréalisé avec Maureen Fazendeiro (qui avait déjà collaboré aux Mille et une nuits), Journal de Tûoa reprend la forme tranquillement expérimentale de Ce cher mois d’Août, que Gomes avait fait en 2008. Le réel et la fiction s’y enchevêtrent avec grâce, au point de brouiller complètement la frontière qui les distingue ou les liens qui les raccordent.
Convoquer le souvenir de Ce cher mois d’Août fournit la clé qui permet de déchiffrer le titre mystérieux qu’est Journal de Tûoa: Août, Tûoa, voilà, vous y êtes. Ce titre miroir (qui est aussi le cas en v.o., « otsoga » remplaçant « agosto ») prolonge au-delà de l’écran le système narratif du film, qui pratique un récit à rebours, depuis le dernier jour (jour 22) du journal en question jusqu’au premier (jour 1). Ce journal est celui d’un tournage, d’où une autre connexion, très forte celle-ci, entre Journal de Tûoa et Ce cher mois d’Août – dans les deux cas, il s’agit de façonner via le cinéma un espace où les trois états, vivre dans le réel, tourner un film, évoluer dans le film, ne sont plus juxtaposés et distincts mais fusionnés en un seul nouvel état. La révélation de cet état intervient au tiers du long-métrage, après un premier acte composé uniquement de scènes où seuls trois protagonistes apparaissent : Crista, Carloto et Joao, qui trompent l’ennui dans une grande demeure à la campagne en réalisant des tâches dont la répétition donne le sentiment de regarder des tutos YouTube de bricolage et jardinage. Au jour 13 du journal, on apprend à l’occasion d’une grande scène de debriefing (d’un souci de rupture de bulle sanitaire) que l’équipe du film en cours de tournage a abandonné le trio de comédiens.
Grâce au dispositif de narration inversée, la disparition de l’équipe devient une apparition. En complément de l’intrigue interne au film tourné, les péripéties ponctuant le tournage et la production, ainsi que l’explication de texte du dispositif narratif, deviennent partie intégrante du récit ; et la vie pénètre elle aussi soudainement dans le film. S’il était monté à l’endroit, celui-ci suivrait une progression de récit post-apocalyptique où tout le monde se volatilise (l’apparition lors du jour 1 d’un fonctionnaire en combinaison médicale intégrale, prévenant l’équipe des dangers mortels liés au Covid-19, entrerait alors également dans cette logique de film catastrophe). Or c’est une bulle d’un autre type que sanitaire que Miguel Gomes et Maureen Fazendeiro créent ici ; une bulle de beauté, de douceur, de quiétude. Ces jolies choses émanent de sources qui gardent sans cesse l’apparence de la simplicité, de l’évidence : l’humour (décalé et tranquille), la mise en scène (de gracieux jeux de lumières), la vie présente hors du film sur le lieu de tournage (les chiens, la végétation) et le mode de fonctionnement bienveillant du tournage, où comédiens, techniciens, artistes sont égaux à tous points de vue – dans leur présence à l’écran, leur statut, leurs actions.
Le sentiment qui prédomine dans Journal de Tûoa est que pour perdurer, cette bulle a besoin d’être remplie d’humains, de vie(s), de relations et d’échanges. La partie « post-Covid » (les jours qui suivent la mise à l’isolement du trio central) est aussi morose que la partie « pré-Covid » (le tournage se déroulant encore sans accrocs) est plaisante. L’après n’est fait que des traces et reprises mortes de l’avant – les dialogues, les situations, les actes. La narration à rebours choisie par Gomes et Fazendeiro permet de conjurer, le temps d’une projection de cinéma (encore une autre sorte de bulle), ce mauvais sort. Grâce à elle, Journal de Tûoa s’achève de superbe manière en rebouclant sur une scène de fête identique à celle qui ouvrait le film ; à la différence près cette fête est infiniment plus joyeuse, insouciante et exaltante la deuxième fois à l’écran que la première. Le retour dans le temps permet un retour rêvé à un temps d’avant le Covid.
JOURNAL DE TÛOA (Diarios de Otsoga, Portugal, 2021), un film de Miguel Gomes & Maureen Fazendeiro, avec Carloto Cotta, Crista Alfaiate, João Nunes Monteiro. Durée : 99 minutes. Sortie en France le 14 juillet 2021.