Gaspar Noé redux : Lux Aeterna, Irréversible inversion intégrale

Revenu à une forme plus modeste et plus puissante avec Climax en 2018, Gaspar Noé poursuit dans cette voie de la décroissance avec ses deux projets suivants, présentés en festivals en 2019 (Cannes pour Lux Aeterna et Venise pour Irréversible) et distribués en cette rentrée 2020. Un moyen-métrage improvisé en quelques semaines d’une part, de l’autre un remontage à l’endroit d’un film tourné il y a bientôt vingt ans et initialement pensé pour être montré « à l’envers » : de ces objets d’apparence modeste, Noé tire de grands effets, en manipulant rien moins après tout que la lumière et le temps.

Pour Lux Aeterna, Gaspar Noé a touché le gros lot : une proposition de la maison Saint-Laurent de financer un court-métrage, sur lequel il aurait carte blanche avec pour seules « contraintes » de piocher les costumes parmi les collections de la marque, et les comédien.ne.s parmi ses égéries. C’est ainsi, et non par caprice ou insistance personnelle du cinéaste, que Béatrice Dalle et Charlotte Gainsbourg sont arrivées devant sa caméra pour ce « petit » film. Les guillemets sont de rigueur, car en cinquante minutes Gaspar Noé parvient à loger une reprise en modèle réduit de Climax, un remake méta du classique Jour de colère de Dreyer, une réflexion sur l’opposition entre deux types de cinéma (et entre ceux ou celles qui les font), le tout conclu par une mise en transe du spectateur sous l’effet cumulé du son et des lumières. Le cinéaste s’offre même le luxe d’annoncer son programme d’entrée de film, par le biais d’une citation de Dostoïevski sur l’extase inégalable de l’épileptique une seconde avant la crise ; et d’un extrait de Jour de colère où une sorcière est jetée au bûcher, suivi par un carton où Noé signale comment la puissante expression d’horreur de la comédienne a été obtenue – en partie par la contrainte, cette dernière ayant passé plusieurs heures dans une situation douloureuse, ligotée à une échelle.

Cette remarque (im)pertinente ouvre le champ aux deux principales questions abordées par Lux Aeterna: comment s’extraire du piège de reproduire sur un tournage la cruauté que l’on cherche à dénoncer dans un film ? et quel cinéma opposer à celui fait par des hommes en brisant des femmes ? La réponse de Noé passe par le principe méta de mettre en scène le tournage d’un long-métrage. Béatrice Dalle est la réalisatrice de ce film dans le film, et Charlotte Gainsbourg en est l’interprète principale, sur le point de tourner la scène-clé où la sorcière qu’elle joue est brûlée vive. Après une introduction paisible où elles conversent en paix, toutes deux sont inlassablement harcelées par des hommes (décrits comme « pathétiquement dominants » par Noé) qui les considèrent comme inférieures, à leur service, ou encore suspectes. La mise en abyme méta permet au cinéaste de raconter cette succession d’humiliations en collaboration avec les actrices plutôt que sur leur dos ; et le public est joyeusement convié à rejoindre le camp Noé-Gainsbourg-Dalle, dans sa dénonciation par l’exemple et par l’absurde des multiples manifestations de la domination masculine (rabaissement, prédation, etc.).

L’explosion prend ici la forme d’un final mi-glaçant mi-grotesque, où le chef opérateur devenu ogre tyrannique éructe « je tourne ! » comme on crierait « je jouis ! », tout à la satisfaction onaniste que lui procure le beau plan créé sur les cendres de la place de la réalisatrice et de la souffrance de l’actrice

Le chemin emprunté pour dérouler ce programme reprend, avec le même brio, celui qui avait fait ses preuves dans Climax. Un huis clos où sont enfermés des artistes et leurs egos et désirs, des passages en split-screen pour démultiplier les points de vue et les accidents, des jeux de lumière furieux chorégraphiés avec Benoît Debie, une illusion de temps réel superbement maîtrisée pour amplifier la montée en tension de plus en plus irrespirable. Jusqu’à l’explosion qui prend ici la forme d’un final mi-glaçant mi-grotesque, où le chef opérateur devenu ogre tyrannique éructe « je tourne ! » comme on crierait « je jouis ! », tout à la satisfaction onaniste que lui procure le beau plan créé sur les cendres de la place de la réalisatrice et de la souffrance (simulée) de l’actrice.

À ce cinéma d’exploitation – au sens littéral –, Noé en oppose un autre visant à la transcendance, à la transe. La citation de Dostoïevski sur l’épilepsie est mise en pratique dans les dernières minutes de Lux Aeterna, au cours desquelles Noé nous maintient longuement (y compris durant le générique) par le son et la lumière dans l’état extatique censé précéder la crise – en espérant que nous prenions plaisir à cette transe audiovisuelle (ce qui, à titre purement individuel, a été le cas pour l’auteur de ces lignes, mais il revient à chacun.e d’expérimenter ce trip unique en son genre selon la réceptivité de son cerveau à ces stimuli intenses).

Dans cette opération d’inversion du montage on gagne un film neuf, en phase avec son titre : un aller simple pour l’enfer

L’effet stroboscopique qui accompagne le final de Lux Aeterna ouvre également Irréversible inversion intégrale, le remontage « à l’envers à l’endroit » du film initialement présenté à « l’endroit à l’envers » lors de sa sortie en 2002. C’est-à-dire que les treize séquences du scénario, à l’origine montées en commençant par la dernière et en concluant par la première, retrouvent désormais leur ordre chronologique ; et avec celui-ci, une force émotionnelle autrement plus grande, grâce au rétablissement du lien de cause à effet au sein d’un récit à la progression classique : bonheur d’un couple (Cassel-Bellucci), viol de la femme par un inconnu, désir de vengeance de l’homme accompagné d’un ami (Dupontel). Soit la première variante du mouvement toujours suivi par Gaspar Noé par la suite, jusqu’à Lux Aeterna : montée en tension / explosion.

Dans cette opération d’inversion du montage, on ne perd pour ainsi dire rien (le film garde de toute manière son allure virtuose puisque les différents segments sont tournés en plan-séquence, ou avec des coupes camouflées) – rien que l’effet de manche narratif de petit malin qui consistait à nous faire reconstituer par nous-même le puzzle des informations manquantes, à mesure que l’on remontait le cours des évènements. Et on y gagne un film neuf, cohérent et puissant dans la progression des affects. Inversé, Irréversible se retrouve totalement en phase avec son titre : c’est un aller simple pour l’enfer (la séquence désormais finale au Rectum, entre lumières rouges sang et escalier s’enfonçant sans fin sous terre, trouve enfin tout son sens cauchemardesque), qui carbure aux bouffées de sauvagerie testostéronées des hommes une fois éliminé l’ancrage à la bonté et la raison que constituait le protagoniste féminin. Laquelle irradie la première moitié du récit, sans que ne plane plus au-dessus d’elle l’ombre de son agression et de sa dévastation. Une scène qui, en aparté, soulève les mêmes problématiques que celle dont il est question plus haut, de la sorcière brûlée dans Jour de colère; avec Lux Aeterna et Irréversible inversion intégrale, Noé est parvenu à libérer Irréversible de ses handicaps.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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