CLIMAX : eh bien ! dansez maintenant

Sans stars, sans 3D, presque sans histoire et avec une durée réduite à 1h30, Climax est le plus petit film de Gaspar Noé au 21e siècle. C’est d’ailleurs le premier à ne pas faire partie de la Sélection Officielle du festival de Cannes (il était présenté à la Quinzaine des Réalisateurs), et c’est pourtant peut-être son œuvre la plus aboutie.

 

En s’en tenant à la captation d’une situation, d’une performance au service de laquelle il met sa mise en scène, Noé atteint avec Climax une puissance sensorielle et psychique inouïe. Il nous ramène en 1996, pour une soirée en compagnie d’une troupe de danse achevant ses répétitions en vue d’une tournée aux USA. La douzaine de danseurs accomplit un dernier filage de leur spectacle, puis s’accorde un moment de décompression avec musique, boisson, discussions, flirts. Jusqu’à ce qu’à tour de rôle toutes les personnes présentes commencent à se sentir mal, et à comprendre que quelqu’un leur a fait prendre du LSD à leur insu. De l’extase, la nuit tourne abruptement à la panique, face à la possibilité du bad trip qui se profile à l’horizon. Gaspar Noé gère très astucieusement la transition entre les deux états, dont il fait un moment de suspension semblable à celui que l’on expérimente une fois rendu au sommet d’un grand huit : le chariot ralentit, la pente abrupte qui nous attend se révèle devant nos yeux, la peur submerge nos nerfs. Pour opérer la césure, Noé déroule le générique de Climax à cet instant – manière de confirmer notre crainte, celle que commence là un nouveau film dont on ne sait rien, sinon qu’il n’aura rien à voir avec le premier chapitre si ludique et grisant.

On profitait dans ce premier acte d’un spectacle pur et franc, celui de l’alliance entre une bande-son électro mixée à la perfection, et les chorégraphies de danseurs investis par leur art et en pleine possession de leurs moyens. Noé et son chef-opérateur Benoît Debie (avec qui il collabore depuis Irréversible) se sont donnés pour objectif d’enregistrer cette performance en gardant intacte son énergie. Pour une fois, leur mise en scène n’est pas là pour forcer, imposer ou provoquer quoi que ce soit comme dans leurs films précédents (ce qui y donnait un résultat à quitte ou double – ça passait ou ça cassait) ; elle s’installe sur le siège passager, dans un geste qui est à leur échelle empreint de modestie, qui joue la carte de l’économie plutôt que de la combustion. On observe cet esprit dès l’introduction de Climax, étonnamment posée, avenante : un plan fixe sur une télévision où défile un montage d’entretiens de présentation des danseurs, avec en bordure du cadre une sélection de livres et de jaquettes de films (d’Argento à Buñuel, de Romero à Murnau, de Fassbinder à Bataille) ayant nourri l’imaginaire de Noé et qu’il partage humblement avec nous.

La meilleure idée de Climax est venue en amont du tournage : tout transmettre au spectateur par la danse, y compris l’effet des délires et démences qui assaillent les personnages.

La rupture entre le Climax angélique initial et le Climax démoniaque final ne sera jamais tout à fait aussi brutale ou traumatisante qu’on l’appréhende. Noé joue avec notre peur que cela se produise, il la maintient vivace sans la rassasier complètement, à la manière d’un film d’horreur où le monstre resterait tapi juste à la lisière entre l’obscurité et la lumière, ne portant jamais son attaque mortelle. Ici le monstre est l’explosion du bad trip, sous une forme inconnue (indétermination qui ajoute encore à notre peur) – hallucination figurée à l’écran, carnage de masse, torture sanguinolente ? ou toute autre idée de ce genre s’approchant de ce qui venait scarifier les précédents films de Noé. Rien de cela ne se produira (hormis peut-être, de manière fragmentaire, dans l’épilogue – seul moment en dedans du film, seul moment où la mise en scène tente de reprendre seule la main). Les deux parties de Climax sont les deux faces d’une même pièce. Elles déroulent le même programme formel : musique techno et danse intense. Seule l’ambiance véhiculée opère la bascule d’un extrême à l’autre, comme le génial (et totalement adapté) morceau Rollin’ and Scratchin’ de Daft Punk s’en fait le messager.

Cette chanson oppressante se fait entendre au cours du plan-séquence ininterrompu qui couvre toute la seconde moitié du film. Noé signe là un nouveau morceau de bravoure dingue à ajouter à sa liste ; mais qui n’est nullement écrasant, car il ne détourne jamais notre attention du cœur ardent et bouleversant du film – la danse. La meilleure idée de Climax est venue en amont du tournage : tout transmettre au spectateur par la danse, y compris l’effet des délires et démences qui assaillent les personnages. On reste extérieur à leurs cerveaux détraqués par la drogue, et pourtant on n’a peut-être jamais ressenti aussi puissamment la véhémence à la limite du soutenable de ce qu’il s’y passe sous l’effet de réactions chimiques incontrôlées. Les mouvements possédés, déchaînés, intuitifs des danseurs guident la caméra à travers les couloirs et les chambres du labyrinthe de la résidence, donnent le tempo du film, provoquent les sensations électriques qui naissent en nous. De Noé au public, nous leur sommes tous conquis tels les enfants derrière le joueur de flûte de Hamelin. En retour ils nous gratifient d’une expérience extraordinaire, substituant la sensation à la vision pour un résultat dantesque.

 

CLIMAX (France, 2018), un film de Gaspar Noé, avec Adrien Sissoko, Alaia Alsafir, Sofia Boutella, Naab. Durée : 95 minutes. Sortie en France le 19 septembre 2018.

 

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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