TODOS OS MORTOS : la vie après l’esclavage

Sao Paulo, 1899. Le Brésil a aboli l’esclavage depuis onze ans, étant le dernier pays américain à le faire. La famille (blanche) des Soares doit faire le deuil de sa fortune et de son prestige, bâtis sur cette pratique. La famille (noire) des Nascimento, anciennement au service de la première, peut pour sa part enfin aspirer à la vie – si les Soares ne les entraînent pas avec elles dans leur spirale de décadence et de rancœur.

Dès les premières scènes de ce film à la théâtralité assumée et maîtrisée (en costumes, avec des dialogues très – et bien – écrits, et un filmage essentiellement en plans fixes, au cadrage et au découpage très sûrs), l’influence du cinéma des maîtres portugais Raoul Ruiz et Manoel de Oliveira est particulièrement prégnante. Comme eux, le duo constitué par Caetano Gotardo et Marco Dutra fait de ce caractère théâtral non pas un carcan qui étouffe le film, mais un moyen de l’ouvrir à bien des éléments extérieurs venant l’enrichir. Ceux-ci peuvent être artistiques (la poésie, la musique sont intégrées de très belle manière), ou ésotériques : la porte est grande ouverte à l’occulte – rituels religieux, présence du surnaturel – qui ajoute à l’atmosphère du récit un trouble persistant.

L’aliénation est passée du côté des oppresseurs blancs, devenus inféodés au souvenir de l’esclavage tandis que dans le même temps les opprimés et esclaves noirs s’embarquent dans la voie de l’émancipation

Les fantômes de l’esclavage hantent l’existence des Soares, au propre (les êtres qui y ont perdu la vie – todos os mortos, tous les morts du titre) et au figuré. Les trois femmes de la maison, la mère et ses deux filles (le père est resté dans leur plantation de café, qu’il a dû revendre et où il n’est plus qu’un employé), dépérissent, chacune à sa manière, car elles ne vivent plus que dans la nostalgie de la période où l’esclavage leur rendait la vie facile et agréable. Todos os mortos décrit à travers leur histoire ce retournement passionnant : l’aliénation est passée du côté des oppresseurs blancs, ils sont devenus inféodés au souvenir de l’esclavage tandis que dans le même temps les opprimés et esclaves noirs s’embarquent dans la voie de l’émancipation – aller à l’école, apprendre à lire et écrire, se réapproprier son nom, sa culture, ses croyances.

Les femmes Soares ont perdu toute possibilité de se rattacher à ces aspects, d’en faire ou refaire quelque chose de majeur, de constitutif de leur existence, parce qu’elles ont vendu leur âme à l’esclavage. Elles représentent les oppresseurs devenus littéralement accros à ce mode de vie, de société ; et désormais inaptes à supporter la fin de leur impunité, de leur toute-puissance abusive. D’où les spectres qui les obsèdent, la crainte que l’on vienne (à juste titre) leur demander des comptes qui les ravage, la folie qui les guette. Elles sont acculées dans un bastion mental qui leur fait considérer toute sollicitation non maîtrisée venant de l’extérieur comme une menace redoutable. D’où l’obsession de l’une d’entre elles pour le fait de refouler de la manière la plus concrète qui soit (en les enterrant dans le jardin) toutes les traces de telles interactions, de tels rappels de leur place passée et présente – y compris si cela doit entraver le développement positif d’autrui, dont (de façon atroce) celui des Nascimento. Victimes non seulement hier, mais encore aujourd’hui – et même demain, nous murmure le film – des esclavagistes, qui ont libéré un mal qu’il est utopique d’espérer voir disparaître ; il ne fait que muter sous de nouvelles formes.

TODOS OS MORTOS (Brésil, 2020), un film de Caetano Gotardo & Marco Dutra, avec Mawusi Tulani, Carolina Bianchi, Clarissa Kiste, Thaia Perez. Durée : 120 minutes. Sortie en France indéterminée.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

Articles: 529