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Kiyoshi Kurosawa poursuit son exploration des genres catalogués « de série B » : après l’horreur (sa sphère de prédilection), le policier, la science-fiction même, il s’essaye au film d’espionnage à l’ancienne. Se déroulant aux prémisses de la Seconde Guerre Mondiale, et alors que le Japon règne brutalement sur les régions qu’il a envahies sur le continent asiatique, Les amants sacrifiés prouve une fois de plus que le talent de Kurosawa peut s’adapter à tous les domaines.
Comme Hong Sangsoo dans La femme qui s’est enfuie (qui a obtenu cette année à Berlin le même prix de la mise en scène que Les amants sacrifiés à Venise), Kiyoshi Kurosawa donne dès le titre international de son film (Wife of a spy) une clé majeure de compréhension à son public. Chez Hong Sangsoo, cette clé n’est reprise à aucun moment du récit ; dans Les amants sacrifiés si, mais puisqu’il s’agit d’un film d’espionnage, elle peut ouvrir de mauvaises portes et engager sur de fausses pistes les spectateurs ainsi que les personnages (chose qui se prolonge au-delà du film, si l’on en croit les ambigus cartons finaux). Les manipulations et doubles jeux du trio central, dont les convictions politiques et morales sont poreuses aux effets du désir et de la jalousie (ce en quoi on trouve peut-être la patte du coscénariste du film, Ryusuke Hamaguchi), composent un récit à la fois limpide et néanmoins riche en bouleversements soudains. Parce que tout est toujours affaire de point de vue, et de ce que chacun.e sait ou ignore – ainsi la découverte d’une information nouvelle est de nature à chambouler tout ce qui était tenu pour acquis auparavant.
La principale secousse au sein des Amants sacrifiés intervient à mi-parcours, et prend la forme d’un cadavre repêché dans l’eau. Cette irruption, dans l’univers privilégié des personnages, de la réalité de la destruction par la violence physique est un mécanisme similaire à celui à l’œuvre dans Creepy, le dernier chef d’œuvre horrifique en date de Kurosawa. Elle révèle dans les deux cas aux protagonistes un tout autre monde, autrement plus féroce, et engage le film dans son ensemble sur une pente ascendante : tandis que les personnages s’enfoncent dans la noirceur, la force émotionnelle et l’ampleur psychologique du récit n’en finissent plus de croître, et de nous submerger. Ceci est principalement le fruit de la réalisation exceptionnelle de Kurosawa, démonstration de mise en scène au cordeau, d’une sobriété tranchante. Le cinéaste sait exactement quels plans faire, dans quel but il les fait, et comment les faire. En cela il se montre digne des classiques de Hitchcock contemporains de son récit (Soupçons, L’ombre d’un doute, Les enchaînés…), auxquels il se réfère aussi clairement qu’il le faisait avec Psychose dans Creepy. L’ambivalence et les revirements des personnages entre eux, et du film autour d’eux, composent un tableau remarquablement retors, qui se matérialise par exemple avec le jeu autour du film tourné à l’intérieur du film. D’abord frivole, cette part de la vie des personnages (l’acte de capter des images sur pellicule et de les projeter à un public) est aiguillée vers la tragédie (la même caméra qui filmait une fiction divertissante sert d’enregistrement de preuves d’une réalité barbare), puis devient un instrument cruel de trahison – par un effet de montage, un raccord incongru entre les deux régimes d’images, aux conséquences terribles.
Les amants sacrifiés fourmille de connexions souterraines avec Creepy, dont il prolonge bien des sujets et obsessions. La plus intensément reprise, jusqu’au vertige, est celle pour les pièces cachées derrière les apparences, et où se révèlent nos vrais visages, nos émotions profondes. Il y en avait une seule dans Creepy, ici elles se démultiplient : un entrepôt qui sert de plateau de tournage clandestin et de coffre-fort, une auberge où l’on cache des secrets loin des regards curieux de la ville, une cellule de torture derrière celle pour les interrogatoires officiels, la cale d’un navire… Toutes ces pièces ont une double fonction, dans l’intrigue et pour la portée symbolique du récit. Jusqu’au dortoir des femmes emprisonnées, dans l’épilogue où affleure à la surface du film, comme une évidence, le propos féministe qui croissait de manière souterraine jusqu’alors – que les hommes font payer le prix fort de leur folie aux femmes, en les faisant passer elles pour folles.
Cet épilogue vient après la première fin du film, et après la guerre mondiale enjambée en une ellipse, pour apporter au récit une deuxième et même une troisième fin, aussi bouleversantes que la première. On y reçoit de plein fouet, par des plans apocalyptiques absolument sidérants, la fin dans le feu du monde entier ; et après cela, comme en écho venant en redoubler la douleur, un cri perçant de déchirement, d’impuissance – le même qui envahissait déjà la conclusion de Creepy, face à la démonstration dévastatrice de la toute puissance du mal.
LES AMANTS SACRIFIÉS (Druk, Japon, 2020), un film de Kiyoshi Kurosawa, avec Yu Aoi, Issey Takahashi, Masahiro Higashide. Durée : 115 minutes. Sortie en France le 8 décembre 2021.