DEAUVILLE 2019 : nouveau look et de nouvelles vies

Au fil de cette 45ème édition du Festival international du film américain de Deauville – qui a d’ailleurs occasionné un changement d’identité visuelle incontestablement profitable – il semble qu’il fut avant tout question de choix de vie, de changements de vie, de nouvelles vies. Dans nos temps impartis, l’édition 2019 fut réduite à huit films seulement, et d’aucun arguerait que n’importe quel autre corpus de cet acabit, au sein de n’importe quel festival de cinéma aux considérations un tant soit peu similaires, pourrait connaître semblable définition. Gageons néanmoins que ces cinéastes pour la plupart états-uniens, plus que leurs personnages du moins (autrichiens, australiens ou philippins pour certains), en cette période de troubles certes aucunement inouïe à leur échelle nationale mais non moins manifeste, n’ont toutefois pas tissé fortuitement ce réseau d’instabilités et d’inquiétudes contemporaines.

 

Au sein des huit films vus à Deauville cette année, plusieurs ont parlé de la mort, plusieurs ont montré des morts, et trois d’entre eux des morts d’enfants. Cette moyenne n’a rien d’affolant, cela dit. Seulement, s’il est question d’en comparer les sensibilités, à l’inverse d’American Woman de Jake Scott qui place le spectateur dans une grande empathie pour le personnage d’une mère souffrant de la disparition soudaine de sa fille âgée de 17 ans, à l’inverse de Charlie Says de Mary Harron qui revient sobrement sur le meurtre de l’enfant que portrait Sharon Tate lorsqu’elle fut assassinée mais aussi sur la déchirure subie par les parents des jeunes filles adoptées par la famille Manson, il y a Judy & Punch de Mirrah Foulkes qui a possiblement mis en scène la mort d’enfant la plus désinvolte du cinéma moderne. Certes, son film est une comédie noire mais faire du décès d’un nourrisson par défenestration ni plus ni moins qu’un gag, c’était inattendu. Cela reste parfaitement cohérent pour cette fable grotesque, épuisante et interminable, pêchant de bout en bout par son manque de goût ; les plans rapprochés en contre-plongée sur des personnages braillards et édentés peuvent donner une idée de l‘inélégance de l’entreprise. De Judy et Punch, couple de marionnettistes dans l’Australie profonde du XVIème siècle, Punch est le mari coupable d’infanticide donc, mais aussi de féminicide puisqu’il bat Judy à mort. A mi-parcours, la femme revient à la vie grâce à la potion d’une prétendue sorcière locale, et fomente rapidement sa vengeance. Possible qu’elle ne soit pas réellement morte dans la diégèse du film, mais Foulkes laisse planer le doute, et sa vendetta prend toutefois bien des allures de retour de la morte-vivante.
La possibilité de vies qui se renouvellent, comme dans un jeu vidéo, cela reste l’une des suggestions filées de cette édition deauvillaise 2019. American Woman est tout à la gloire de son interprète Sienna Miller, à qui le festival a décerné un Deauville Talent Award, tête d’affiche pour la première fois de sa carrière et sans doute au sommet de celle-ci avec ce rôle. Ceci étant dit, ce portrait de Deb, femme abattue par la disparition de sa fille puis battue par son deuxième compagnon, s’avère aussi être un film choral au récit dense et fluctuant, qui s’étend sur une quinzaine d’années, ce que son premier acte ne pouvait laisser présager. Au regard de ce qu’il propose, entre l’épreuve du temps, le remodelage du rapport filial et sa belle constellation de personnages, American Woman tient presque plus du cousin d’Amérique de So Long, My Son (Wang Xiaoshuai, 2019) que d’un décalque de, disons, The Place Beyond the Pines (Derek Cianfrance, 2013). Son ampleur permet de rendre plus lisible sa volonté de conférer aux ellipses, avec fondus au noir appuyés, une valeur supérieure, comme si s’éteignait à chaque fois une vie écoulée de l’héroïne. Suite à un accident de voiture spectaculaire, qui la voit ensuite errer sur une route désolée tel un zombie, Deb connaît une première résurrection flanquée d’un compagnon violent. Sa troisième chance lui offre ensuite un mari aimant… du moins pour un temps. Il lui faudra beaucoup de patience pour trouver sa voie, et d’ailleurs ce ne sera pas forcément une « quatrième vie », plutôt un réajustement des existences passées pour enfin construire l’avenir avec sérénité.
The Climb de Michael Angelo Covino est reparti de Normandie avec le Prix du jury. Il s’était pourtant déplacé avec de bien gros sabots, entre son chapitrage insistant et ses interludes musicaux à l’avenant, au point d’en occulter ses atouts, en premier lieu l’ingéniosité de ses plan-séquences. Mais au-delà du rejet de ces moments de transition pour ce qu’ils sont, ils permettent comme dans American Woman de clarifier l’intention de son auteur de segmenter les différentes « vies » de ses personnages. Ici, on suit un homme en couple avec une femme, une ellipse puis celle-ci déjà enterrée après avoir finalement épousé le meilleur ami de l’homme, puis l’on retrouve le premier en couple avec une autre, et cet ami décidément très fiable en passe de tenter de lui dérober à nouveau sa nouvelle future épouse, etc. C’est un peu chaotique résumé ainsi, mais c’est précisément ce qui amuse Covino, lui qui rend ouvertement hommage à César et Rosalie (Claude Sautet, 1972), qui lorgne aussi ça et là vers Jules & Jim (François Truffaut, 1962), vers du Solondz light, déjà vers Thunder Road (Jim Cummings, 2018), et qui se joue de la perception actuelle des schémas matrimoniaux ou de la notion de masculinité toxique.


Loin de ce type de considérations sociétales, Watch List de Ben Rekhi, sans doute le film le moins états-unien de la compétition, malgré la nationalité du réalisateur, évoque la politique de répression des vendeurs et usagers de drogues sous le régime de Rodrigo Duterte aux Philippines. Seulement, que ce soit dans les dialogues ou plus ostensiblement encore en gros plan sur une affiche, la notion de « seconde vie » apparaît ici aussi prépondérante : c’est ainsi que le régime autoritaire aux commandes cherche à convaincre les criminels présumés de se rendre aux autorités, en les faisant miroiter avec un passage au poste de police local une possibilité presque miraculeuse de recommencer leur vie, d’en changer, de repartir de zéro. En réalité, pour des milliers d’entre eux, ce n’est pas une nouvelle vie mais bien la mort qui les attend. Outre cet aspect, il conviendra de s’étendre plus bas sur les sentiments que nous auront inspiré ce thriller.
Il en sera de même pour Une vie cachée de Terrence Malick avec, autant le dire d’emblée, un degré d’affection aux antipodes. Mais là encore, quelques premiers mots, cette fois pour décrire l’état d’esprit dans lequel se trouve le protagoniste : dans son cas, Franz (August Diehl) confie lui-même un désir ardent de retrouver le passé, de rembobiner son existence, et ce à un instant où la mort est plus proche que jamais : au printemps 1943, le soldat s’entretient avec un juge (Bruno Ganz) alors que le tribunal doit statuer sur son cas, celui d’un objecteur de conscience à qui l’on reproche une insubordination totale au régime Nazi.
De toutes ces propositions de figuration d’un besoin de vie nouvelle, la conclusion de Charlie Says est encore plus directe, terriblement amère et presque jumelle de celle de Once upon a time… in Hollywood de Quentin Tarantino. Les deux films sortent à quelques mois d’écart et avec en ligne de mire le même anniversaire funeste, le cinquantenaire des meurtres barbares du clan Manson (ce corpus abrite aussi le cinquième épisode de la seconde saison de Mindhunter – et l’on ajoutera discrètement Judy & Punch tant la scène finale fait dudit Punch un clone de Charles Manson, fou à lier, emprisonné, hirsute, regard hagard). Plutôt que d’ouvrir un nouvel itinéraire, pour une réalité alternative façon QT, Mary Harron opte in fine pour un rembobinage fantasmé mais la torsion salvatrice du réel n’en reste pas moins comparable : on y voit Lulu (Hannah Murray), l’une des tueuses de l’infameuse nuit de février 1969, songer depuis sa cellule au jour où elle eut l’occasion de fuir Manson à jamais… et la réalisatrice la montre alors embrasser cet autre possible.

Lulu et deux autres tueuses du clan sont donc au cœur du récit de Charlie Says, et comme souvent dans les récits un peu trop balisés, en particulier si on l’oppose sur ce point au film de Tarantino, le scénario de Guinevere Turner s’appuie sur un personnage extérieur pour nous faire pénétrer leur univers. En l’occurrence, Karlene Faith, une professeure d’université, s’engage à donner des cours aux trois jeunes femmes dans le couloir de la mort où elles végètent depuis que la sentence maximale a été commuée en une peine de prison à perpétuité. Le scénario est adapté du roman écrit par Faith, narrant sa propre expérience, ceci expliquant cela, mais le procédé n’en demeure pas moins éculé et trop didactique. La toujours sensible Merritt Wever l’incarne ici à l’écran. Quand on l’a découverte dans Signes de M. Night Shyamalan en 2002, l’actrice était celle qui se confiait, cette pharmacienne qui confessait ses péchés à l’ex-pasteur Hess. Dans Charlie Says, elle est aujourd’hui celle qui écoute ceux des autres, avec patience et sagesse. Son personnage reste d’ailleurs le plus bel atout de ce film, certes trop bordé mais captivant, du fait qu’il embrasse l’ambivalence de son action : Karlene réalise que si jamais elle parvenait à désintoxiquer les trois femmes de leur amour pour le gourou Manson, elle ne les délivrerait pas mais, à l’inverse, leur révélant ainsi l’horreur de leurs actes, elle les enfermerait à jamais avec leurs démons. Il y a ce que l’on veut faire, ce que l’on croit faire, ce que l’on fait. Le dilemme est terrible pour Karlene.

la vengeance est-elle un plat qui se mange froid dans Watch List ? Non, pas de vengeance, pas de froid, mais du chaud et du KFC


On retrouve une contradiction de cet ordre dans Watch List. Cependant, dans le cas présent, parce que Ben Rekhi ne montre jamais dans quelle mesure le personnage central Maria (Alessandra de Rossi) en a conscience et parce qu’il n’explique jamais non plus comment elle peut se résoudre à une telle aberration, non seulement les spectatrices et spectateurs ne peuvent qu’en venir à la mépriser, mais aussi à éprouver des sentiments du même ordre à l’égard du film lui-même, pour s’être résolu à un tel choix narratif, qui de plus régit l’ensemble du récit. En l’occurrence, dans le contexte des répressions sanglantes orchestrées par Rodrigo Duterte, le mari de Maria est sauvagement assassiné et sa veuve va dès lors non pas décider de se venger des responsables mais de travailler pour eux et de tuer froidement d’autres dealers présumés, parfois aussi innocents que feu son époux. On suppose un temps qu’elle collabore avec ces ripoux parce que la vengeance est un plat qui se mange froid… or, non, pas de vengeance, pas de froid, mais du chaud et du KFC : Rekhi montre les enfants de Maria le sourire aux lèvres et du gras sur les doigts autour d’un bucket, et l’on devine donc par cette scène unique, isolée même, que l’appât du gain était bel et bien sa motivation. C’est insensé et incompréhensible. Il y a donc bien encore une contradiction au cœur de ses exactions, comme celle qui déstabilise Karlene Faith dans l’exercice de ses fonctions, mais rien ne saurait nous assurer ici que Maria ou que Ben Rekhi lui-même sachent ce qu’il convient d’en déduire.
Dans Une vie cachée, avec infiniment plus de réflexion, de consistance, de discernement, Terrence Malick travaille lui aussi une forme d’incompréhension qui entoure son protagoniste. Estimant que la cause pour laquelle le régime Nazi lui demande de combattre n’est pas juste, il décide de déposer les armes, il refuse de prêter allégeance au Führer, même si ce ne sont « que des paroles », ceci au risque de s’exposer à des sanctions et que lui et ses proches subissent le courroux des autres habitants de leur village de St. Radegund en Autriche. C’est ce que le film raconte patiemment, jusqu’au point de non-retour exposé plus haut. Lors de ce même entretien décisif, le personnage interprété par Bruno Ganz assène alors explicitement à Franz : « Vos actions pourraient bien provoquer l’effet inverse de ce que vous recherchez ! ». Ici encore, s’opposent ce que l’on souhaite et ce que l’on risque d’accomplir. « J’ai décidé de ne rien faire, et je pense que c’est un choix courageux » déclarait le vieux professeur à ses élèves dans Kaïro (Kiyoshi Kurosawa, 2001), et cela définit bien la position idéologique de Franz, sa propre guerre spirituelle, à contre-courant. Seulement, dans son cas, elle n’en provoque pas moins des remous, et ce jusqu’aux plus hautes sphères du régime, habitué depuis dix ans en 1943 à une prolifération croissante de ses « bons » petits soldats. Malick filme par vagues successives les bouffées d’espoir qui enivrent Franz et sa femme Franziska (Valerie Pachner) et les accès de détresse qui les assaillent, plaçant régulièrement les personnages au sein d’espaces reflétant ces oscillations sentimentales : aux craquelures d’un mur, aux contours acérés de planches de bois meurtries ou aux flammes d’un fourneau partageant le cadre avec elle ou avec lui, répondent à d’autres moments une forme solaire détourée dans un mur ou le soleil lui-même et ses rayons chaleureux. La lumière reste ce que recherche Franz, à chaque instant, cette caresse divine rassurante. En prison, on lui interdit de monter sur une chaise pour se hisser à la fenêtre de la cellule, mais il sait faire preuve de patience. Franz trouve toujours la lumière, il trouve toujours Dieu, en tout, partout. Même lorsqu’on le précipite dans une pièce sombre, d’où la mort suinte de toutes parts, l’un des murs comprend encore quelques fenêtres, et bien qu’embuées, bien qu’obstruées, dévorées pour moitié par des plantes sombres et rampantes, Franz continue d’y déceler sa lumière. Immanquablement, c’en est bouleversant.

Peut-être fallait-il passer par un personnage invisible pour évoquer une communauté issue de la ball culture, luttant ontologiquement contre l’invisibilisation forcée de l’identité LGBT


La lumière est aussi l’élément central de The Lighthouse, l’autre Prix du jury, petit programme plus chic que choc de Robert Eggers. Elle l’est d’abord objectivement : le film se déroule sur un îlot, au centre duquel se tient un phare, et son système d’éclairage puissant au sommet. Mais les deux gardiens esseulés vont développer à son égard une fascination et un besoin comparable à ce que ressent Franz pour la lumière divine. Eggers, lui, le montre tangiblement, comme lorsque des personnages ouvrent une valise dans En quatrième vitesse (Robert Aldrich, 1955) ou Pulp Fiction (Quentin Tarantino, 1994), ou plus exactement comme lorsque le protagoniste de The Fountain (Darren Aronofsky, 2006) connaît son épiphanie. La lumière tel le Graal ici aussi, et en attendant de l’étreindre, la folie guette et la solitude des deux hommes les pousse à s’interroger sur leur propre réalité. Existent-ils vraiment ?
Dans Port Authority de Danielle Lessovitz, Paul, un jeune homme blanc de Pittsburgh (Fionn Whitehead, découvert dans Dunkerque de Christopher Nolan) débarque à New York et se lie d’amitié à une bande d’ami·e·s noir·e·s, et en particulier à la radieuse Wye (Leyna Bloom). Travaillant faute de mieux pour le service d’immigration local, Paul se fait discret, très discret au contact de ses nouvelles fréquentations, au point que l’un d’entre eux émette l’hypothèse qu’il soit un fantôme. Peut-être fallait-il passer par un personnage invisible pour évoquer cette communauté issue de la ball culture, luttant ontologiquement contre l’invisibilisation forcée de l’identité LGBT. Ce fantôme blanc ne fera que passer, sa vie new-yorkaise comme une parenthèse presque irréelle, un peu comme l’aller-retour – avec la gare comme point d’arrivée et de départ – de Leo (Mark Wahlberg) dans The Yards (2000). Depuis ce grand film de James Gray, présenté à Deauville, bien d’autres découverts sur les planches se sont aussi reposés sur cette boucle narrative, mais sans que l’on ne soit vraiment plus avancé à la fin qu’au début, des petits récits inconsistants comme American Son (Neil Abramson, 2008) ou Return (Liza Johnson, 2011). Port Authority apparaît au-dessus du lot, proposant lui aussi un entre-deux simple, toujours limpide, mais cette fois un ensemble de problématiques éthiques et sociales foisonnant. Ce film charmant était présenté en compétition ici, dont il est reparti sans Prix, comme au Certain Regard trois mois plus tôt, mais il inspire confiance, suffisamment du moins pour réitérer l’expérience. On s’amuse même déjà à imaginer l’affiche de la 46ème édition, et désormais sans crainte, d’ailleurs !


Le 45ème Festival du cinéma américain de Deauville s’est déroulé du 6 au 15 septembre 2019