Envoyé spécial à… TURIN 2018 : autocritique des gentils

Quatorze films en trois jours : c’est ce qu’on appelle communément du binge watching, cette pratique qui consiste à s’enquiller tous les épisodes d’une série aussi vite que possible. En festival, cela implique une chose : que les films soient bons – sans quoi on a vite fait de quitter la salle et de tenter une autre séance comme on relance les dés, ou de s’endormir sans rien pouvoir écrire. A Turin, cette année : carton plein.

L’idée du festival est de s’intéresser aux débuts de carrière, mais je n’aurai vu que des films déjà solides, contrairement à ces oeuvres de départ mal accordées avec leurs ambitions dont on peut penser qu’elles ont manqué de budget – ou manqué d’ambition. Tout ne sortira pas en France. Par le passé j’ai été surpris de ne revoir qu’en VOD ou sur Netflix Bleed for this, Hello my name is Doris ou The Nightmare de Rodney Ascher, quand d’autres découvertes turinoises – certaines passées par Cannes, il est vrai – sont devenues les succès qu’on connaît, Whiplash, It Follows ou The Disaster Artist. Mais avant toute chose, parlons des films sortis juste après la clôture du festival, qu’on peut voir en France avant le public italien.

1. Deux sorties du 5 décembre : Cassandro the Exotico ! de Marie Losier et Marche ou crève de Margaux Bonhomme

Pensez à La Belle et la Bête, à Peter & Elliott le Dragon, à toutes ces histoires où une petite créature s’entiche d’une autre qui fait dix fois son poids : partie tourner à Juarez, dans le Nord du Mexique qu’on a tendance à déconseiller aux touristes, Marie Losier s’est liée d’amitié avec Cassandro, star du catch mexicain. On dit lucha libre en espagnol et la VO s’avère particulièrement signifiante ici puisque la lutte est ici bel et bien l’outil d’une libération, celle des Exoticos, catcheurs homosexuels qui se servent du ring comme d’un exutoire où exacerber et revendiquer leur féminité, tout en l’apportant littéralement sur le terrain du combat.

On pourrait prendre ce documentaire pour une fiction, l’intervention de Marie Losier dans la vie de Cassandro ayant dépassé le travail documentaire, relançant la carrière de celui qui s’était juré de s’en tenir à enseigner. Comme Losier l’indique après la séance turinoise, les échanges Skype n’étaient pas censés être là, mais se couper elle-même des scènes où le catcheur se raconte aurait contribué à accentuer une solitude qui, justement, était en train d’être rompue. Ce n’est donc pas seulement Cassandro qui compte, ni l’histoire de rédemption d’un ancien junkie, que la rencontre avec cette Française qui cadre ses mains lorsqu’elle parle avec lui dans la voiture, glisse constamment des tissus et des fleurs devant lui, fabriquant et réparant l’image d’un personnage fatigué qui mérite plus que la sérénité que lui confère son stoïcisme jovial.

Techniquement le film est d’une grande richesse, ne serait-ce que parce qu’il est tourné en 16mm et que les images ont un prix que le numérique n’a pas : si c’est enregistré, c’est que Marie Losier a choisi ce moment précis, et non que la caméra pouvait se permettre de tourner en permanence ; une véritable gageure quand il s’agit d’attraper au vol les prises du combat. Cassandro est à l’inverse des documentaires que l’on voit le plus souvent sur Juarez, sans pour autant mentir sur la réalité du coin, léger en dépit du monde alentour : rien que pour ça, c’est un bonheur.

Sorti en France le même jour que Cassandro The Exotico, Marche ou Crève est aussi un film de lutte, comme son titre l’indique. Le film est autobiographique, Diane Rouxel (découverte chez Larry Clark) joue la réalisatrice Margaux Bonhomme jeune, dans un cocon familial qui se fait évidemment carcan à cause de ce que l’héroïne s’impose à elle-même, au nom de sa soeur polyhandicapée incarnée par Jeanne Cohendy, comédienne formée au TNS de Strasbourg et qui se sort brillamment de la terrible partition du handicap mental (chose dont même Sean Penn ne peut se vanter).

Comme on le reverra par la suite à Turin – et parce que c’est peut-être l’une des premières choses à exorciser lorsqu’on se met à réaliser – l’histoire est celle de deux enfants témoins de la séparation de leurs parents (le film de Paul Dano raconte cela, All These Small Moments aussi). Lorsqu’elle présente le film, Rouxel raconte comme Cohendy proposait régulièrement différentes manières d’aborder une scène, partant d’une intention sans jamais s’enfermer dans une forme d’imitation qui l’aurait poussée à simplement singer le handicap, au lieu de s’en approcher comme elle le fait. Au scénario, l’eau est plutôt limpide (la noyade, l’escalade, la forêt, la soeur comme double), mais on se passe aisément de plus de mystère pour se laisser cueillir par l’humilité et le magnétisme du tandem d’actrices, et finalement l’émotion, devant quelque chose d’aussi simple qu’une fanfare de village. 

2. Deux sorties du 30 janvier : L’Amour debout de Michaël Dacheux et Ulysse & Mona de Sébastien Betbeder

Turin sait mettre en lumière les productions françaises les plus habitées (Keeper de Guillaume Senez en 2015, réalisateur à nouveau en compétition cette année avec Nos Batailles), mais se fend parfois d’une indulgence propre à nous décontenancer. En 2016 et 2017, ce sont Les Derniers Parisiens et Revenge qui en avaient bénéficié. Cette année, c’était le cas de L’Amour debout, de Michaël Dacheux. 

Les acteurs sont terribles, comme entre les mains d’un réalisateur qui veut faire Bresson mais ne l’assume pas vraiment. Les personnages ne sont pas bien plus intéressants : le garçon veut faire un film, la fille se tape un homme qui a l’âge de son père et se demande sincèrement si c’est normal de sa part ; le tout se passe à Paris, entre Bastille et Pantin. Ca cite Ravel, Fritz Zorn, Deleuze et Eustache pour n’en tirer que des platitudes ou des gimmicks, comme si l’émotion devait rappliquer à la manière d’un toutou dès que la simplicité la siffle. Ca ne marche malheureusement pas comme ça, et des répliques telles que « Je trouve ça beau de mourir vierge » ne sont pas autre chose que creuses et dénuées de sens.

Ulysse & Mona s’en sort mieux, mais on risque de l’oublier tout aussi vite. Le film commence comme un Dupieux (une absurde machine à envoyer les balles de tennis, du synthé par-dessus). On comprend plus tard qu’il s’agit d’une métaphore pour Mona, personnage qui ne sert qu’à renvoyer la balle à Ulysse, joué par Eric Cantona. Mona est une jeune artiste qui s’entiche d’un homme qui a l’âge d’être son père ; pendant un instant cela pourrait être une version forestière du Vaiana de Disney, autour de la passation de pouvoir d’un vieil homme à une jeune femme, mais on perd vite de vue l’héroïne, et le film se recentre sur le vieil homme bourru, sur Cantona en pilotage automatique.

Le format est carré comme dans Marche ou crève, mais il manque un scénario qui nous fasse oublier le peu d’intérêt accordé aux images. Le casting manque terriblement de vitalité : qu’un gendarme anecdotique surjoue le rhume sans aucune raison valable (gros nez, mouchoir) dit quelque chose de l’ambiance du dernier Betbeder (à moins qu’il s’agisse un gag, son précédent film s’étant déroulé au Groenland ?). C’est un détail, évidemment. Mais en dehors de ces détails justement, l’histoire reste celle, ultra codifiée, d’une rédemption de vieil ours, encore moins captivante qu’un rhume de flic.

3. Trois films d’acteurs, un pour le 19 décembre, deux sans date de sortie en France : Wildlife de Paul Dano, The White Crow de Ralph Fiennes et Pretenders de James Franco

Un moyen sûr de faire venir de grands noms tout en restant fidèle à la ligne du festival – découvrir des cinéastes dont la carrière commence – consiste à mettre en valeur les films réalisés par de grands acteurs. Cette année, Paul Dano remporte le Grand Prix avec Wildlife. Il était entouré des films de Ralph Fiennes, Ethan Hawke et James Franco (dont Turin avait déjà soutenu The Disaster Artist l’année dernière). 

Wildlife est réalisé par un acteur, pour les acteurs, soient Carey Mulligan et Jake Gyllenhaal ; avec un ado (Ed Oxenbould) dans le rôle du témoin incrédule de leur séparation – et relais de Paul Dano, dont on retrouve, avec Oxenbould, la timidité bouillonnante des débuts. Comme dans Marche ou Crève, il y a bien quelque chose de scolaire dans le recours appliqué aux symboles – ici les incendies qui ravagent la Californie – mais le travelling du gosse qui fixe l’avancée des flammes n’en demeure pas moins l’un des moments les plus réussis du film. Son coeur reste les scènes de théâtre en temps réel : une longue séquence de séduction d’un vieux veuf riche par la mère désoeuvrée du petit (immense Carey Mulligan dans le rôle du personnage pris dans l’étau des regards de son fils et de son amant potentiel) ; et une scène de dispute entre les parents, qui plongea la salle turinoise dans un silence comme on en entend rarement.

Dans le genre du film de ballet il y avait Black Swan, il y a désormais The White Crow, biopic du danseur russe qui révolutionna la danse, Rudolf Nureev. Le relais de Fiennes est son vieux professeur, qu’il incarne lui-même. Et pour cause, le film pêche par excès de pédagogie (deux séquences d’intro, un exergue pour expliquer le titre…) et par un côté guindé qui fait qu’en dehors des séquences de danse – et d’une longue scène en temps réel, à l’aéroport – on ne retient pas grand chose. Le rôle de la bourgeoise à collier de perles ne va pas du tout, mais alors pas du tout, à Adèle Exarchopoulos ; qui se contente d’incarner ce poncif des biopics consistant à être la femme qui regarde l’homme qui regarde les étoiles (aperçu notamment dans The Glenn Miller Story d’Anthony Mann, génial biopic avec James Stewart que programmait Turin dans le cadre d’une rétrospective consacrée à la musique au cinéma, en association avec l’expo en cours au musée). Pour cette année en tout cas, c’est le troisième film sur des hommes revendiquant le fait de danser comme des femmes (c’était déjà le cas du diptyque natation synchronisée, Le Grand Bain / Swimming with Men). Côté égalitarisme au cinéma, la mode passe en ce moment par là – côté égalitarisme en festivals, notons que Turin a signé cette année la charte 5050×2020, l’engageant à respecter la parité dans son comité d’organisation d’ici 2020, dans la foulée des festivals de Venise et de Rome mais aussi Cannes, Toronto, Locarno, San Sebastian… Dans ce compte rendu, sur 14 films évoqués, quatre sont réalisés par des femmes ; ce qui est assez représentatif de la proportion de la sélection turinoise.

La question de la représentation des femmes se posait partout, en tous cas. Dans Pretenders de James Franco, réécriture de Jules & Jim comme L’Amour debout tente de l’être, mais avec des acteurs intéressants et un tantinet de recul en plus, le protagoniste présente à sa classe de cinéma le film qu’il a tourné à partir des événements relatés dans la première moitié. Deux étudiantes ne manquent pas de lui faire remarquer qu’à l’instar de Truffaut, il est resté enfermé dans la prison rance du male gaze. Au-delà du délire d’images enchâssées (véritable virtuosité dans la disposition de miroirs plein les décors) et de mises en abymes à la Pirandello (jusqu’à la prouesse – fortuite – qui consiste à rappeler la scène de viol dans Dernier Tango à Paris en plein festival italien, le jour de la mort de Bertolucci), c’est bien une étude et une critique du regard porté par les hommes sur les femmes que propose Franco, dont le diagnostic peut se lire au-delà de la question de l’incompréhension entre les genres – puisqu’il s’agit de parler d’idéalisation des gens. Dans le rôle des victimes de cette idéalisation, Jane Levy et Juno Temple sont évidemment bouleversantes, d’autant plus que le film conclut plutôt à l’impossibilité de surmonter la fascination qu’exercent les gens sur nous dès qu’on commence à les aimer.

4. Deux Ethan-Hawke movies, sans sortie française prévue pour l’instant : Blaze d’Ethan Hawke et Juliet, Naked de Jesse Peretz

Ethan Hawke était présent deux fois, derrière la caméra, et devant. De la même manière que Dano, Fiennes et Franco se mettent en scène dans leur film (Dano en portraitiste familial, Fiennes en prof, Franco en cinéaste cocu épuisé), Hawke le fait dans celui d’un autre. Je m’explique : Blaze, son film, est le biopic d’un obscur chanteur de country texan ; dans Juliet, naked, adorable comédie romantique à la Coup de Foudre à Notting Hill, Hawke joue un obscur chanteur de pop tout droit sorti de son film, que ce soit dans le ton de ses réparties, son charme, ou son rapport au temps perdu emprunté aux chefs-d’oeuvre de Richard Linklater, la trilogie Before et Boyhood.

Blaze est un film tourné dans un rade, qui transpire le Texas profond par toutes ses pores. Le film de Fiennes, lui, a été tourné à l’Opéra de Paris mais l’idée est la même : se placer dans l’ombre d’artistes – assez typique d’un cinéma d’acteurs – pour leur rendre hommage, tout en racontant au passage la façon dont le monde les a écrasés, qu’il s’agisse de l’infantilisation de ses citoyens par l’Union Soviétique chez Fiennes ou de la violence de l’Amérique profonde chez Hawke (Blaze Foley n’a pas fait de vieux os). La dimension politique est toutefois apaisée par les chansons : Blaze est un film sans acrimonie, comme s’il s’agissait de proposer d’aimer encore ce pays que les gens un peu éduqués se sentent obligés de détester depuis l’élection de Donald Trump à sa tête. 

Quant à Juliet, Naked, tourné par un réalisateur de l’équipe de New Girl, c’est le délice qu’on imagine. Adapté d’un livre de Nick Hornby, produit par Judd Apatow, il est le film dont le public de blockbusters a besoin aujourd’hui : une critique des fanboys rigides et autres gardiens du temple si aveuglés par l’objet de leur culte que, persuadés de mieux connaître les oeuvres que les artistes eux-mêmes, ils en viennent à les mépriser. C’est un film d’amour parce qu’il s’agit d’aimer quelqu’un (aimer Ethan Hawke, aimer Rose Byrne ; bon, ce n’est pas très difficile) mais parce que c’est aussi un art d’aimer le cinéma ou la musique.

5. Trois films qui se passent de nos jours, dont au moins un devrait sortir en France :  Happy New Year, Colin Burstead de Ben Wheatley,  Tyrel de Sebastian Silva et  All These Small Moments de Melissa B. Miller

Juliet, Naked était l’un des rares films vus à Turin à se passer en 2018. Les réseaux sociaux y sont centraux puisque Hawke et Byrne se draguent par messagerie interposée. Filmer les smartphones est toujours un challenge que certains cinéastes se plaisent à éviter en situant leurs films dans le passé (Wildlife, The White Crow, Pretenders et Blaze en tête), mais les films contemporains ne représentent pas de personnages le nez sur leur smartphone à une fréquence qui paraisse réaliste (finira-t-on par trouver que les personnages ne vont jamais sur internet de la même manière qu’on s’étonne qu’ils n’aillent jamais aux toilettes ?)

Happy New Year, Colin Burstead de Ben Wheatley est ultra-contemporain dans la mesure où c’est le Brexit-movie par excellence, huis-clos dans lequel une famille se déchire de manière à rappeler le marasme britannique actuel. Après Free Fire (présenté à Turin il y a deux ans), on pouvait s’attendre à quelque chose de plus enthousiasmant ; ici le film s’achève avant qu’on ait l’impression qu’il ait fini de se mettre en place. On s’amuse à chercher les clés de cette histoire de Brexit, à commencer par le vieux papi travelo qui symbolise probablement la reine. La musique médiévale qui enveloppe le tout souligne le côté vieille Angleterre, on repère aussi le lord inutile, les histoires de paperasse, la dépressive qui voudrait que tout le monde reste uni (l’Ecosse ?!), un riche antipathique surtout qui a réussi dans la vie et impose sa paperasse à la famille – celui-là même qui arrive à la fête accompagné… d’une Allemande.

Sans date de sortie, Tyrel, de Sebastian Silva, est officiellement « le nouveau Get Out« . On pense beaucoup à  un film du même Silva, Magic Magic, avec Juno Temple : un chalet reculé, des hôtes aimables qui ne le sont finalement pas tant que ça, Michael Cera en hypocrite angoissant… Ici Tyler est Noir, tous ses amis sont Blancs, chacun d’eux a l’air aussi progressiste que possible et pourtant, le malaise s’installe (annoncé par la faute de typo délibérée du titre). L’idée d’autocritique des progressistes était déjà présente chez Franco, dans Pretenders. Pour résumer, le message est le suivant : ce n’est pas parce que tu es un petit intello blondinet qui connaît Truffaut que tu n’es pas aussi un gros misogyne. Dans Tyrel, ce n’est pas parce que tu ne soutiens pas Donald Trump que tu ne te vautres pas dans tes privilèges de Blanc chaque fois que l’occasion se présente. En l’occurrence, Tyrel, c’est ça : un film non-mixte jusqu’au malaise, où quelques mecs finissent par donner la nausée à force d’étaler le spectacle de leur absence d’empathie vis-à-vis de tout ce qui ne fait pas partie de leur groupe.

Sans date de sortie non plus, All These Small Moments est une sorte de Harold et Maud entre un ado et une trentenaire. On peut se demander un instant si on ne baigne pas encore dans le male gaze étudié par Franco mais le film est réalisé par une femme (je m’étais laissé avoir par certains plans sur Diane Rouxel dans Marche ou Crève également). L’histoire se déroule à New York. Comme chez Dano, un ado est témoin de la rupture de ses parents (autocritique toujours, avec ces personnages amenés à reconsidérer l’admiration qu’ils vouent à leurs parents). Comme chez Dano encore, tout s’articule autour d’une longue scène sur les quais, où les monologues s’alternent un peu mécaniquement. Avec Vella Lovell, croisée pour la première fois en dehors de Crazy Ex Girlfriend. 

5. Deux documentaires sans date de sortie française, mais qu’on recroisera peut-être au Cinéma du Réel :  Homo Botanicus de Guillermo Quintero et  In Questo Mondo d’Anna Kauber

Turin est aussi riche en documentaires. J’en aurai saisi deux au vol cette année : Homo Botanicus de Guillermo Quintero (lauréat du Grand Prix documentaires) et In Questo Mondo d’Anna Kauber, qui mériterait qu’on en parle beaucoup plus longuement que je ne m’apprête à le faire. Aucune sortie française n’est prévue, mais on pourrait bien les retrouver en festival prochainement, en particulier au Cinéma du Réel. Chacun des deux y aurait sa place, en tous cas, se plaçant à mi-chemin entre l’examen le plus minutieux possible du monde et la fabrication, forcément un peu distanciée, de plans parfois abstraits d’une beauté toute numérique. C’est par exemple le cas des images d’ouverture des deux films, similaires : de majestueux nuages blancs glissant dans une vallée vert sombre. Colombie d’un côté, Italie de l’autre.

Quintaro se dirige vers les végétaux, Kauber vers les animaux. Le premier ne suit que des hommes ; l’autre, que des femmes. Il s’agit d’un côté de s’approprier le monde en donnant à chaque variété de plante son nom latin (on se croirait au Moyen Âge, avec un moine et son disciple) ; de l’autre, de s’approprier un monde immémorialement associé aux hommes – celui de l’élevage. Les plans d’animaux sont somptueux : chez Quintaro, une aile d’oiseau se déploie à la vitesse d’une corolle de fleur en accéléré ; chez Kauber, ce sont les mouvements du troupeau qui font des merveilles. Dans les deux cas, les règnes se croisent, tant dans la minutie extrême qui commande à l’embaumement de la moindre brindille que dans la manière dont les animaux sont, eux-mêmes, parfois « récoltés » par leurs éleveuses.

Le film de Kauber va cependant plus loin que celui de Quintaro, puisqu’il s’agit de questionner le rapport des femmes à l’élevage – là où Quintaro se moque bien du fait que ses scientifiques soient deux hommes, à une conversation sur la chasteté près. On constate ainsi que les mythes et les fables qui justifient la perpétuation de l’élevage au XXIe siècle changent à peine dans la bouche des femmes, et que ceux-ci avancent main dans la main avec la perpétuation de clichés associés à la féminité (femmes plus proches de la nature, plus douces, plus maternelles, etc).

Si bien que les mâles se retrouvent constamment dénigrés dans cette étrange utopie : ce sont les agneaux mâles qui meurent le plus vite, les mâles encore que l’éleveuse laitière vend à l’industrie de la viande, gérée par son frère… Comme si la violence et l’industrie n’étaient le propre que des hommes. On sent la poussée progressiste qui consiste à rendre la terre aux femmes et en même temps, le rapport de domination à l’animal est exactement le même que d’habitude. Tel était décidément le fil rouge de cette année, la clé donnée dans Tyrel : « Because you’re not a nazi doesn’t mean you’re a good person ». A l’heure où les fachos ont l’air si facile à identifier, il ne faut pas laisser tomber l’autocritique pour autant.

Le 36e Festival de Turin s’est déroulé du 23 novembre au 1er décembre 2018.