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De l’entêtante errance mutique venue de Thaïlande Manta Ray à la bouleversante étude de la solitude Temporada, cette 40ème édition témoigne de l’angoisse d’une disparition perçue comme un virus, virus contre lequel les distances et les frontières ne peuvent rien.
Le festival des 3 continents célèbre cette année ses 40 ans. A cette occasion, le directeur de la programmation Jérôme Baron, et ses fidèles seconds Aisha Rahim et Maxime Martinot, en plus de la Compétition internationale et autres focus, ont choisi 40 films majeurs pour célébrer l’anniversaire et délivrer un « état des lieux du cinéma contemporain ». Une opportunité unique de voir ou revoir sur grand écran en l’espace d’une semaine les chefs d’œuvre que sont Oncle Boonmee, Millenium Mambo, Cure, La libertad, Kaili Blues ou encore A l’ouest des rails.
Ce n’est toutefois pas dans ce prestigieux ensemble, aux temporalités et territoires trop distendus, que l’on saura déceler des désirs communs et d’heureuses connexions. En revanche, il est un petit corpus de films constitué au hasard – parce qu’au confluent de la disponibilité de l’ »envoyé spécial » rédigeant le présent texte et d’une grille de programmation naturellement indépendante de sa volonté – qui, lui, est parvenu malgré tout à dégager une cohérence, à partager un regard, à exhaler en 48 heures et en un souffle des aspirations communes, fussent-elles haletantes, inquiètes, car là aussi c’est un état du monde contemporain qui s’écrit. Pour le bien de cette proposition d’ailleurs, oublions un instant que l’un des films vus ne date pas de 2018 mais de 2001, aidé en cela par la splendeur de sa copie neuve, il s’agit de Mirror Image (Hsiao Ya-chuan, Taïwan).
Ce corpus ne se dévoile pas si facilement, il est pudique. Il faut attendre 40 minutes avant que les personnages de Mirror Image n’osent s’aventurer dans un autre espace que la boutique de prêts sur gage où se déroule ce quasi huis-clos. Il faut en attendre 20 avant qu’un personnage n’ouvre une discussion dans Manta Ray (Phuttiphong Aroonpheng, Thaïlande). Il faut en attendre 90 avant que Hélio, pourtant l’une des figures principales de Temporada (André Novais Oliveira, Brésil), n’ait droit à un plan rapproché.
Dans leur chair, chacun de ses films prolonge cette forme de défiance initiale, à travers des relations trop fragiles pour unir sans crainte les personnages. On tâtonne, le plus souvent. Manta Ray raconte comment un jeune pêcheur thaïlandais en vient à recueillir et soigner un malaisien rohingya, laissé pour mort à la frontière de leurs deux pays. Dans leur cas, la barrière de la langue n’explique que partiellement la communication famélique des premiers jours. L’environnement social est également difficile pour les personnages de Temporada (un groupe de contrôle sanitaire spécialisé dans la dengue) ou ceux de A Land imagined du singapourien Yeo Siew Hua (deux ouvriers sur un chantier), mais le contexte politique plus apaisé. Si bien qu’eux sympathisent déjà plus aisément dans un premier temps. Temporada est une œuvre d’une tendresse peu commune, mais l’on ressent aussi cela en observant la relation qui unit le pêcheur et celui qu’il a surnommé « Thongchaï » dans Manta Ray, et celle qui lie les ouvriers Wang Bi Cheng et Ajit dans A Land imagined ; soit deux tandems à propos desquels on ne saurait dire s’il s’agit d’amitié ou d’amour, seulement qu’une affection profonde infuse intensément leurs relations. Tous ces personnages se sont laissé aller, se sont livrés, et sans estimer qu’ils soient punis d’une quelconque manière, ils n’en seront pas moins blessés lorsque la disparition se répand comme un virus. Les scènes les plus bouleversantes au sein de ce corpus, on les trouve quand « Thongchaï » découvre le corps d’un bébé enfoui sous la terre à Padang Besar et se met à pleurer sans retenue dans Manta Ray, et quand Juliana croit voir l’espace d’un instant le fantôme de son enfant mort à six mois dans son ventre lors d’un accident de voiture, petite fille apparue dans l’embrasure de la porte de sa chambre à son réveil et que sa véritable mère rappelle bientôt auprès d’elle (Temporada). Ce sont là d’authentiques tragédies, mais pas moins les présages d’une disparition, ce mal qui s’attrape tôt ou tard, et ce rappel d’une mort qui les a tous déjà frappés. Ainsi, Wang Bi Cheng va perdre Ajit, soudainement introuvable. Toujours dans A Land imagined, et le film débute par cette trame, le détective Lok perd lui la trace de Wang Bi Cheng. Dans Manta Ray, « Thongchaï » celle de son sauveur. Dans Temporada, Juliana celle de son mari, qu’elle avait certes délaissé mais pour le bien d’un précieux contrat de travail dans une autre région.
Pour la plupart, et sans trop en dire, ce sont donc seulement des disparitions… temporaires s’entend. Néanmoins, ce sont des gouffres, et en cela le souvenir de morts passées. Comment vivre ainsi ? Peut-on encore s’attacher ? Peut-on encore croire en l’autre, ou s’autoriser à croire ? Wang Bi Cheng voudrait faire confiance à ses rêves, mais il ne rêve plus. Dans Les oiseaux de passage, film d’ouverture colombien coréalisé par Cristina Gallego et Ciro Guerra, qui raconte comment le business de la drogue détruit une communauté Wayuu dans les années 1970, l’aïeule de la famille au cœur du récit est atteinte de l’exact même mal que l’ouvrier singapourien. La mort des rêves. Le jeune héros de Mirror Image, lui, ne pourrait même pas lire son avenir dans les lignes de sa main s’il le souhaitait, car sa paume a été arrachée. Tous nos personnages sont ainsi désemparés. Et esseulés.
Car ce que l’on devine en malmenant un peu chacune de ces intrigues, en s’attachant à quelques détails et possibilités exhumés, c’est que cette disparition d’un autre premièrement apparu comme dans un rêve revient presque pour chaque protagoniste au sentiment de se perdre elle ou lui-même. Dans Manta Ray, Phuttiphong Aroonpheng use de champs/contre-champs pour unir le pêcheur et « Thongchaï » : les rapprochant par leurs poses et leurs regards, ils les substituent l’un à l’autre. Dans A Land imagined, Yeo Siew Hua fait dire à Lok qu’il rêve être Wang Bi Cheng, et inversement quand Wang parvient enfin à se rendormir, puis il les place aussi en champ/contre-champ mais par webcams interposées, s’amusant à les lier par le geste comme dans un miroir, et l’unique fois où ils partagent le même plan, Lok tient une fleur dans sa main comme si le cinéaste cherchait à préciser la filiation de son film avec Les fleurs bleues de Raymond Queneau. Pour compléter cette pensée d’un monde de reflets où la disparition de l’autre revient à se perdre soi-même, Mirror Image a son titre, et l’allégorie explicitée d’un arbre dont les branches et les racines poussent en miroir.
Parce que ces quelques films contemporains, ou presque, traitent de près ou de loin de la question des migrations et de la réponse qu’est l’accueil, Manta Ray et A Land imagined en premier lieu, les spectatrices et les spectateurs nantais sauront chérir ce désir partagé d’entremêler l’autre et soi.
La 40ème édition du Festival des 3 Continents se déroule du 20 au 27 novembre 2018 à Nantes.