Mieux vaut Jafar Panahi mauvais chauffeur de TAXI et excellent cinéaste que l’inverse
Jafar Panahi vit et travaille dans un pays gouverné par des gens formidables, l’Iran. Enfin, il n’y travaille plus depuis que les gens formidables en question l’ont fait arrêter parce qu’il ne les trouvait pas assez formidables, et l’ont condamné à vingt ans d’interdiction de réaliser des films ou écrire des scénarios. Depuis qu’il est officiellement soumis à cette interdiction, non seulement Panahi continue à réaliser des films, dont il écrit les scénarios, mais en plus il joue dorénavant dedans, s’en sert comme socle à de passionnantes et instructives réflexions sur le cinéma, et avec Taxi Téhéran il gagne même l’Ours d’Or à Berlin. Les gens formidables qui gouvernent l’Iran doivent être ravis de leur décision.
Il faut dire que les censeurs iraniens s’y sont pris au pire moment pour tenter d’interdire à quelqu’un de filmer – pile quand les moyens techniques d’enregistrer des vidéos sont devenus plus nombreux, plus simples d’utilisation, plus petits et donc plus difficiles à repérer. Appareils photo, iPhones, mini-caméras de surveillance… la même chose est vraie pour les moyens de diffusion, avec les fichiers informatiques et les clés USB. Jafar Panahi en avait déjà tiré parti pour Ceci n’est pas un film puis Pardé (resté inédit en France), il récidive dans Taxi Téhéran avec l’audace supplémentaire que le titre du film affirme crânement. Il ne filme plus en lieu clos, à l’abri des regards, mais en pleine rue dans Téhéran, grimé en chauffeur de taxi avec aussi peu de crédibilité qu’un déguisement d’enfant, mais autant de plaisir à se fondre dans un rôle. C’est le running gag du film, que le cinéaste met dans la bouche de plusieurs de ses vrais-faux passagers : sa conduite, son sens de l’orientation et sa concentration font de lui un taxi calamiteux et tout sauf crédible.
Avec le moins qui lui est imposé, Panahi fait plus ; de son bannissement, il tire un regain artistique dont lui-même doit être le premier surpris
« Vrais-faux » passagers, car ceux-ci font un bout de chemin dans la voiture de Panahi sans être pour autant des clients. Ce sont des amis à lui, pas des acteurs, mais qui jouent à l’être le temps d’une séquence. Taxi Téhéran reste d’un bout à l’autre sur la brèche entre la réalité et sa scénarisation, nous rendant incertains de nous trouver face à l’une ou l’autre. Les frontières du documentaire et de la fiction, du making-of et du produit fini, de l’essai et du récit classique sont disqualifiées et ne se remettent jamais en place. Avec le moins qui lui est imposé, Panahi fait plus ; de son bannissement, il tire un regain artistique dont lui-même doit être le premier surpris. Son Taxi Téhéran l’emporte sur tous les tableaux. Au premier degré il est aussi vivant et émouvant que ses films réalisés en liberté, les personnes prenant place à bord du véhicule couvrant toutes les générations et tous les genres d’histoires, et amenant avec eux autant de chaleur humaine (le truculent vendeur de DVD pirates) que d’inquiétude face à l’étau imposé par le régime islamiste – l’intervention finale de l’avocate, alter ego dans le domaine du droit de Panahi pour le cinéma.
Taxi est un grand bazar joyeux et stimulant, dépassant de loin le « simple » acte de résistance
Mais Taxi Téhéran possède également une passionnante dimension « méta », qui lui permet d’étendre ses ailes à la fois en amont et en aval de ce qu’est ordinairement un film. En plus d’une œuvre de cinéma, Panahi nous donne à voir une leçon de cinéma et une analyse de cinéma. Taxi Téhéran inclut son propre making-of (on voit Panahi régler son cadre, déplacer sa caméra, annoncer les changements de moyen d’enregistrement) et nous fournit ainsi en direct les clés pour comprendre comment sont pensés puis exécutés, adaptés, la mise en scène et le montage d’un long-métrage. De même, le film est commenté de l’intérieur par ses intervenants, qui vont parfois jusqu’à énoncer les connexions existant entre des éléments de Taxi Téhéran et des œuvres antérieures de Panahi – Le miroir, Sang et or, Hors-jeu… Tandis qu’à d’autres moments, ce sont des liens avec des films autrement plus éloignés que le spectateur tisse dans sa tête : Adaptation ici (quand Panahi réfléchit à voix haute sur les moyens de modifier son film en accord avec les règles de la censure), Cloverfield là (le côté « lost and found footage » du plan final). Chacun trouvera ses propres associations, dans ce grand bazar joyeux et stimulant qu’a concocté Panahi en dépassant de loin le « simple » acte de résistance.
TAXI TÉHÉRAN (Iran, 2015), un film de et avec Jafar Panahi, avec aussi Hana Saeidi. Durée : 82 min. Sortie en France le 15 avril 2015.