3 CONTINENTS 2017 : la solitude innée ?

Les talents présents lors de cette 39ème édition du festival nantais ont à plusieurs reprises loué l’universalité des films présentés. Cette année, en effet, ces œuvres venues d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine ont notamment tissé un réseau affectif commun et distendu, définition faite-film du grand écart entre les bienfaits de la multitude et les affres de la solitude.

Aux 3 Continents cette année, il y avait en Séance spéciale un film chinois dont on fut les premiers surpris de lui trouver une parenté avec L’irrésistible North de Rob Reiner (1994) ou le récent Teckel de Todd Solondz (2016). Comme l’enfant du premier et le chien du second, le personnage éponyme du Rire de Madame Lin de Zhang Tao est baladé de foyer en foyer, parfois aimé certes mais souvent rejeté, figure frêle et encombrante pour les familles qui l’accueillent successivement. Ici, celles de ses propres enfants. Au fil du récit, la grand-mère est telle un petit garçon quand elle se met à rire alors que la situation ne s’y prête pas, et telle un animal quand l’une de ses familles d’accueil la fait dormir dans une étable. L’histoire ne connaîtra jamais une ampleur ou une émotion suffisante pour que l’on en soit véritablement heurté, mais la conclusion du film reste un pied-de-nez d’une misanthropie imbécile : affirmant une dernière fois que Madame Lin est un personnage à part et même à contre-courant, se débattant dans un univers qui ne la comprend (son mécanisme de défense est le rire du titre), Zhang Tao l’oppose in fine aux générations plus jeunes, alors présentées comme moins délicates et nobles qu’elle, et même franchement vulgaires, viles et irrespectueuses.

 

L’idée qu’un monde entier puisse rejeter un personnage, c’est aussi celle qui traverse Zama de Lucrecia Martel. A Nantes, il était présenté en clôture du festival et même en film-surprise. Et quelle belle surprise ! Jusqu’alors parmi les récits toujours déroutants de Martel, en tête on plaçait sa Femme sans tête (2007). Un film étrange, cauchemar ouatée, pour le personnage et le spectateur, placés dans un sentiment d’hébétude comparable, l’une et nous autres incapables de trouver notre place, d’analyser les situations, de savoir quoi faire ou ressentir, pour une expérience sensorielle unique mais déplaisante malgré tout. Zama sait aussi nous faire ressentir le trouble de son personnage du même nom, don Diego de Zama, mais cette fois sans imposer au spectateur un mal-être égal au sien. Lucrecia Martel nous alloue même un léger recul, mais les cadres restent serrés pour mieux étouffer son protagoniste, barrant encore la perspective par des embrasures de portes. Malgré cela, elle y trouve encore l’espace nécessaire pour y disposer quelques silhouettes mystérieuses. Durant les premières minutes du film, une voix off évoque un poisson dont même l’eau ne veut pas, anecdote réentendue plus tard lorsqu’un personnage surnommé l’Oriental le comparera à sa propre expérience du monde, avant d’être emporté quelques jours plus tard par le choléra. Seulement, c’est don Diego de Zama lui-même que le spectateur assimile à ce poisson, c’est lui que l’on voit peu à peu se dissocier de son environnement. Espérant une mutation pour Bueno Aires, le haut fonctionnaire du royaume d’Espagne attend patiemment son départ du village balnéaire d’Amérique du Sud où il a été assigné. L’évolution progressive des maquillage pour retranscrire son délitement physique impressionne autant que le travail sonore visant à témoigner de l’étourdissement grandissant du personnage, sans surprise tant il s’agit de l’usuel point fort du cinéma de Martel (au sommet avec La Nina Santa, 2005). Étriqué et serré, étouffé et souffrant, moqué, malaimé, rejeté, Zama se ratatine quand soudain, dans un second temps, l’espace s’ouvre enfin. Pourquoi si grand ? Pour mieux le dévorer, bien sûr. On ressent alors une émotion presque comparable au basculement de Tropical Malady (Apichatpong Weerasethakul, 2004), dont Zama serait une étonnante réplique diurne. Après nous avoir convaincu du contraire par sa poétique de l’étouffement, Martel nous assure avec cette seconde partie du film que la solitude existentielle du malheureux Zama se ressent plus encore quand il s’ébat dans l’immensité des paysages du Gran Chaco de la fin du XVIIIème siècle.

 

C’est aussi ce que l’on aime dans Toublanc d’Ivan Fund, récit onirique à deux voies, à cheval entre l’Argentine et la France: les scènes où l’esseulement du personnage se mesure à l’aune du vide qui l’entoure. Une proposition certes simple mais que le cinéaste travaille par opposition entre son personnage français et son pendant argentin, le premier est un homme et détective (Toublanc, interprété par le critique de cinéma Nicolas Azalbert, au regard perçant), la seconde une femme et professeure de français (Clara, incarnée avec beaucoup de sensibilité par Maricel Álvarez). Et plus précisément encore, ce sont deux meurtres, l’un survenu en face de chez Clara et l’autre sur lequel doit enquêter Toublanc, qui vont bouleverser les deux personnages : alors qu’elle renforce son lien social et invite plus de personnages dans son champ, lui s’isole pour le besoin de l’enquête et se perd dans des paysages ruraux gigantesques et écrasants. Avant ce déplacement professionnel, Toublanc était déjà bien seul à Paris, à l’exception d’un fils dont il a la garde partagée, mais dont la présence puis l’absence lors d’un dernier plan non-narratif et symbolique sait rappeler qu’il sera un jour lui aussi amené à le quitter. En marge de ces deux destins, on se souviendra longtemps des plans témoignant de la liberté retrouvée d’un cheval que les deux voisins criminels de Clara avaient cruellement attaché et abandonné. Par empathie, Clara le relâche dans la nature, et débute ainsi une belle trame annexe consacrée à l’animal, venant enrichir ce réseaux trans-atlantique de libertés contrariées et de solitudes imposées.

Tu devrais nous rejoindre dans le monde réel, ce n’est pas si difficile

A ce cheval libre dans les rues de Santa Fé en Argentine, puis nageant paisiblement dans le Río Salado, se distingue celui imaginé par Tao Gu dans le poignant Comme un cheval fou (Montgolfière d’or des Trois Continents, décernée par un jury inspiré). Ou plus précisément imaginé par Dong, le personnage au cœur du documentaire, jeune homme sans le sou, mais débordant d’énergie et d’amour. Mais aussi de ressentiment, surtout au début (le tournage s’est étiré sur plusieurs années), et notamment à l’égard d’un frère dont il jalouse le succès professionnel mais qu’il aimerait aussi libérer de son carcan idéologique. C’est à son endroit qu’il imagine la parabole d’un cheval retrouvant sa liberté, espérant sincèrement qu’il bifurque de son chemin tout tracé. Le frère, lui, aimerait voir Dong faire le chemin inverse : «Tu rates ta vie parce que tu es un rêveur. Tu devrais nous rejoindre dans le monde réel, ce n’est pas si difficile…» lui lance-t-il. Avant d’en arriver là, la métaphore du cheval intervient assez tôt dans la narration, et c’est alors le premier aperçu d’une dichotomie de pensée qui va longtemps paralyser le protagoniste. Le jeune homme érige l’amour en valeur humaine première mais confirme à chaque scène une obsession maladive pour l’argent, contradiction trouvant son paroxysme lorsqu’il pleure à chaudes larmes et hurle «J’ai tué mes bébés !», enfants avortés par sa petite amie faute d’avoir su ménager une situation assez stable à leurs yeux pour fonder une famille. Elle aussi pleurera, confessera des tendances suicidaires depuis ce double avortement. C’est la présence de Dong qui l’a sauvée, précise-t-elle. Face à son inconstance, on s’en étonne un peu. En proies à des démons invisibles, le jeune homme retrouve régulièrement son célibat et prendre ses distances avec sa famille mais il n’est jamais vraiment seul. Aussi parce que Tao Gu le suit toujours, forcément, mais c’est précisément quand il demande au filmeur de se rendre seul dans son village natal de Hailar, n’en ayant subitement plus envie, que Dong nous paraît vraiment apaisé. Il n’a donc plus besoin de se lover dans le passé. Tao Gu s’y est rendu sans lui et probablement avec sa caméra, mais il fait le choix de ne pas nous montrer les plaines qui «s’étendent à l’infini» telles que les lui avaient décrites Dong. Le film s’achève dans une petite chambre et plus précisément sur le téléviseur du salon, captant une séquence d’un film d’aventure chinois dont les héros sont des chevaux.

 

Seulement, de même qu’un être esseulé n’en souffre pas toujours, être entouré n’est pas forcément gage de gaité. C’est ce que raconte Song of the exile (1990). Le film le plus célèbre d’Ann Hui, présenté aux 3Continents dans le cadre d’une remarquable sélection sur l’exil, raconte comment Hueyin, une jeune hongkongaise expatriée en Angleterre, accepte avec réticence d’accompagner sa mère Aïko au Japon dont elle est originaire. Sur place, elle se met à éprouver un déracinement comparable à celui de sa génitrice lors de son arrivée à Hong Kong. Une différence : Hueyin a bien conscience de n’avoir à supporter cela quelques heures seulement et non des années. Une concordance : dans chacun des cas c’est précisément lorsque la jeune femme déracinée se retrouve confrontée au groupe auquel elle n’appartient pas qu’elle éprouve la plus grande solitude.
Proposé lui aussi au sein de «Exil(s) : devenir étranger», le documentaire Ta’ang de Wang Bing (2015) dresse le même constat : quand les réfugiés Ta’ang (ou De’ang) qu’il filme en transit du Myanmar vers la Chine s’arrêtent dans un village et commencent à créer du lien avec leurs compagnons de fortune, autour d’un feu et d’un repas, immanquablement certains prennent leur distance. Non pas que le groupe ne soit pas accueillant, au contraire peut-être l’est-il même trop, incitant malgré lui ses nouveaux membres à s’isoler quelques mètres plus loin pour tenter de joindre leurs proches restés au pays par téléphone.

les deux films de Fernando Birri montrent des communautés plus soudées que jamais face au désastre

Dans d’autres salles, de bien des façons, le festival nantais aura conté à quel point la mort d’un être cher ne plonge pas inévitablement dans la torpeur et la solitude mais peut à l’inverse inviter à rebattre les cartes et piocher parmi les vivants. La main heureuse après avoir tant pleuré, on se compose une seconde cellule familiale dans The Host de Bong Joon-ho (2004) ou l’on se reconstruit auprès de figures nouvelles après la déchirure dans Shara de Naomi Kawase (2003), histoire bouleversante d’un garçon subitement dépossédé de son jumeau ; deux classiques modernes du cinéma asiatique que les 3Continents présentaient dans une sélection intitulée «De l’autre côté des apparences», qui permettait aussi et entre autres de voir ou revoir sur grand écran Rêves d’Akira Kurosawa (1989) ou Macario de Roberto Gavaldon (1960) – programmation inespérée et miroir du film Pixar Coco au même moment dans les salles.
Prolongeant cette idée d’une nouvelle cohésion, humaine, chaleureuse, à l’approche et au-delà de la mort, le dernier film en date de Wang Bing, le remarquable Mrs Fang (récompensé par le Léopard d’or à Locarno en 2017), porte un regard sur une femme mourante, trop aimant pour être voyeuriste, trop aimable pour être chichement doloriste, et finit par donner à voir une famille qui se rapproche du lit de la future défunte puis qui se rapproche tout court.
Pas de mort dans le documentaire Tire Die (1960) ni dans la fiction Les inondés (1962), mais voilà deux films de Fernando Birri, présentés dans le cadre d’un focus sur le cinéma argentin, qui montrent des communautés plus soudées que jamais face au désastre (l’inondation dans sa fiction, tirée de faits bien réels et ce jusqu’à nos jours sur certaines berges du Río Salado), ou bien lorsque la précarité s’affiche avec la plus grande limpidité (cette heure où les enfants du documentaire poursuivent chaque jour le même train régional sur un pont enjambant leur bidonville afin de demander quelques pièces aux voyageurs).

De ces voyages sur trois continents, on retient cette image bouleversante bien que rieuse des enfants de Santa Fé filmés par Birri. Beaucoup de chevaux aussi. Et un Zama racé bientôt rincé. Nantes, en si bonne compagnie.

La 39ème édition du festival des 3 Continents s’est déroulé à Nantes du 21 au 28 novembre 2017.

Hendy Bicaise
Hendy Bicaise

Cogère Accreds.fr - écris pour Études, Trois Couleurs, Pop Corn magazine, Slate - supporte Sainté - idolâtre Shyamalan

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