Envoyé spécial à… NORDISK PANORAMA, le tour du monde en partant de la Scandinavie

Petit cousin du festival CPH:DOX de Copenhague, où nous nous étions rendus au printemps dernier, le Nordisk Panorama de Malmö se concentre exclusivement sur les documentaires en provenance de la Scandinavie. Cette limitation à cinq pays n’en est pas vraiment une, car le vivier local est suffisamment riche et de plus les cinéastes scandinaves présentent une nette tendance à voyager loin au-delà de leurs frontières – démonstration en six films.

Les États-Unis, le Burkina Faso, la Chine et même la Corée du Nord : le spectre de pays couverts (en seulement cinq documentaires piochés parmi les 24 présentés, plus une cinquantaine de courts-métrages) n’a pas à rougir face aux programmes de festivals internationaux. Il faut y ajouter le lauréat mérité de la compétition, Last men in Aleppo (que nous avions vu à Copenhague) qui comme son titre l’indique ramène des images – forcément terribles – de Syrie. Au milieu de ce panorama, Out of thin air de Dylan Howitt se retrouve à faire figure d’exception en jouant à domicile, en Islande. Le film retrace l’enquête policière menée dans les années 1970 sur deux disparitions survenues à quelques mois d’intervalle. Pour ce faire, Howitt a recours en plus des entretiens avec des témoins de l’affaire à une méthode qui fait tout d’abord tiquer : la reconstitution avec acteurs de scènes ayant eu lieu alors. Le procédé finit par gagner notre adhésion lorsque l’on comprend qu’il est en phase avec le déroulé tragique des événements de l’époque. Prise de panique face à la complète absence d’indices ou de pistes, la police s’est saisie des premiers vagues suspects possibles (un groupe de cinq hommes et une femme) et les a maintenus en détention jusqu’à ce qu’ils avouent ces crimes, qu’avant et après cette garde à vue abusive ils ont pourtant toujours nié avoir commis. Le passage du documentaire à la fiction jouée prend tout son sens, s’agissant d’illustrer cette période – longue de plusieurs mois – au cours de laquelle toutes formes de torture psychologique ont été employées pour tordre l’esprit des inculpés et les presser vers la confession. Leur mémoire est devenue opaque quant aux jours passés à l’isolement, et nébuleuse quant à ce qu’ils ont pu faire ou non aux disparus. De multiples versions de ces événements se bousculent dans leurs têtes. Il n’y a plus de faits à documenter, mais une foule d’hypothèses fictionnelles.

Même face à la mort d’un enfant, nous ne sommes pas égaux selon nos papiers d’identité, nous apprend Death of a child

Deux films traversaient l’Océan Atlantique pour y ausculter leurs sujets, diamétralement opposés dans le fond comme la forme. Le titre de Death of a child, de Frida et Lasse Barkfors, pourrait difficilement être plus explicite. Le documentaire examine, à travers quatre exemples, le phénomène des enfants en bas âge mourant car oubliés dans la voiture par un parent. Évitant les deux écueils du voyeurisme et du pathos à outrance, Death of a child rassemble au fil des entretiens avec ceux à qui cela est arrivé, les éléments permettant de reconstituer le cours des événements une fois l’horreur advenue. L’infinie culpabilité vis-à-vis de soi-même et de ses proches, la confrontation avec l’autorité judiciaire, la possibilité (invraisemblable, et prend pourtant forme) d’une reconstruction : le film montre comment, même dans cet état limite, la vie survit à la mort. Mais il a aussi, en plus de ses autres qualités, l’honnêteté d’incorporer à ses quatre cas un qui tourne mal. Un homme que son épouse a quitté plutôt que de le soutenir dans l’épreuve ; et que la justice a condamné à de la prison ferme plutôt que de faire preuve de clémence, en se refusant à ajouter un châtiment pénal au chagrin et à la culpabilité ressentis à perpétuité. Les trois autres parents infanticides ont bénéficié d’une telle indulgence ; pas ce quatrième, qui se trouve être un immigré clandestin aux États-Unis. Même face à la mort d’un enfant, nous ne sommes pas égaux selon nos papiers d’identité.

DRIB emprunte une voie totalement différente, expérimentale sur la forme et grinçante dans le fond. Il est aussi moins abouti, malgré ses promesses. Son auteur Kristoffer Borgli reconstitue, sous forme de docu-fiction, la mésaventure réellement arrivée au comique norvégien Amir Asgharnejad (qui rejoue son propre rôle) engagé pour une campagne de communication, finalement avortée, par une marque de boisson énergisante, renommée DRIB mais dont les initiales se trouvent parmi ces quatre lettres. Le hic pour Amir est que DRIB souhaitait lui faire reproduire ses vidéos virales où il se faisait tabasser par des gens qu’il provoquait dans la rue, sans avoir compris que ses bagarres étaient fausses, scriptées. L’agence de communication de Los Angeles attendait d’Amir qu’il se fasse réellement frapper. DRIB le film a donc de l’or entre les mains, avec ce sujet traitant de la difficulté à démêler le vrai du faux dans une ville, et avec une profession, elles-mêmes flottant dans une zone grise où réalité et fiction s’amalgament sans qu’il n’existe plus de frontière nette. Mais c’est de l’or difficile à manier, et Borgli et Asgharnejad y aboutissent à un résultat inégal, où de belles scènes acides (les réunions entre Amir et les publicitaires) côtoient des idées maladroites (rajouter un niveau inutile en filmant en plus du reste les coulisses du documentaire).

Liberation day montre comment le malentendu qui a valu nombre de polémiques et de scandales au groupe Laibach, une fois renversé (un régime totalitaire conviant des artistes qu’il croit en phase avec ses idées), leur a ouvert les portes de la Corée du Nord

Un autre film fou sur le papier, et d’ailleurs passé par l’Étrange Festival à Paris, est Liberation day de Ugis Olte et Morten Traavik. Il suit le groupe slovène Laibach, en partance pour un concert exceptionnel à Pyongyang – le premier d’un groupe occidental en Corée du Nord. Né au début des années 1980 dans la Yougoslavie de Tito, dont il fut rapidement banni, Laibach possède une histoire et une identité fascinantes, basées sur l’endossement des codes musicaux et esthétiques des totalitarismes, cultivés jusqu’à la limite du ridicule et de la parodie. Ce qui leur a valu nombre de polémiques et de scandales, basés sur l’idée fausse qu’ils seraient eux-mêmes fascisants et adeptes des régimes à poigne de fer. C’est un tel malentendu, mais renversé (un régime totalitaire conviant des artistes qu’il croit en phase avec ses idées), qui a leur a ouvert les portes de la Corée du Nord pour une performance mêlant classiques de leur répertoire, reprises de La mélodie du bonheur – leur dernier projet en date au moment de l’invitation nord-coréenne – et chansons traditionnelles coréennes. Bien qu’appréciable, Liberation day reste en-deçà des attentes qu’il génère à cause de son caractère trop embedded. Il nous fait observer les détails de la préparation du concert, sans prendre le recul qui nous permettrait de mieux apprécier la complexité de la situation et de ses acteurs : le processus de création et de manipulation de Laibach reste un mystère, de même que les dissensions internes à la junte nord-coréenne. Tout en ayant été officiellement invité le groupe doit chaque jour faire face à des tensions, des démonstrations qu’ils ne sont pas les bienvenus, et des tentatives de les faire commettre un impair qui justifierait de les renvoyer hors du pays. Le film se nourrit du suspense ainsi généré, mais sans creuser (ni même poser) la question de son origine, cette discorde apparente au sein d’un régime où tous sont censés marcher d’un même pas.

Au Burkina Faso, la réalisatrice Theresa Traore Dahlberg s’intéresse à un groupe de Ouaga girls, des jeunes femmes de Ouagadougou à qui est prodiguée une formation professionnelle visant à les rendre indépendantes financièrement, et ce faisant les mettre sur la voie de l’émancipation vis-à-vis de la domination masculine. On leur inculque une instruction générale en ce sens en plus d’un métier ; instruction théorique dont le film met en lumière l’antagonisme avec la réalité des sorties le samedi soir et leurs conséquences potentiellement radicales sur la vie des femmes – une grossesse non désirée, un enfant, et c’en est fini de l’émancipation. Comme Liberation day¸ Ouaga girls reste trop collé à son postulat de départ pour marquer durablement les esprits. Il n’en est pas moins recommandable, car il propose à notre regard ce à quoi ressemble concrètement la mise en pratique, sur le terrain là où le besoin s’en fait le plus sentir, d’un grand et beau concept utopique comme l’affranchissement des femmes. On ressent ainsi l’inertie liée au temps long que requiert cette action, et aux nombreux obstacles qui en bloquent la voie.

Dans Dream empire la façade de science-fiction utopique du rêve immobilier chinois se lézarde sous nos yeux, révélant la véritable nature dystopique de ce projet fou : manifestation extrême de l’économie moderne qui détruit l’existant légué par le passé, pour un profit immédiat et sans avenir

C’est en Chine que ce rapide balayage du festival a trouvé son meilleur film : Dream empire, dont le réalisateur David Borenstein est également un des protagonistes. Parti étudier à Chongqing, Borenstein vivotait dans cette mégapole en plein boom lorsqu’il fut abordé par Yana, une impresario vendant à des promoteurs immobiliers des spectacles dits « de singes blancs » – c’est-à-dire à base d’hommes et femmes blancs pouvant donner – très – vaguement le change comme musiciens ou mannequins. Cela marche aussi avec des noirs, mais c’est moins recherché et les cachets sont donc moins élevés. La piètre qualité artistique de ces spectacles (qui provoque un énorme fou rire lorsque l’on est confronté au premier d’entre eux) est compensée par la force d’évocation, aux yeux des potentiels acheteurs chinois, du fait de voir des occidentaux mis au service du bien immobilier, et de la vie qui va avec, qui leur est présenté. Se liant d’amitié avec Yana, David Borenstein a suivi pendant trois ans son parcours de petite main au service du « rêve chinois », dans les faits une frénésie immobilière poussant à raser quartiers et villages existants pour construire toujours plus, toujours plus imposant – gratte-ciel, centres commerciaux, villes entières.

Dream empire est le complémentaire de Derniers jours à Shibati, passé plus tôt cette année au Cinéma du Réel, et qui filmait le même phénomène mais vu depuis l’autre camp, celui des résidents mis à la rue pour faire place nette. Borenstein se trouve au service des méchants, tout en étant de plus en plus conscient que quelque chose tourne de moins en moins rond – et en étant aux premières loges pour en avoir les preuves. Les bulldozers effacent maisons et champs, les immeubles s’élèvent par grappes entières, mais personne n’y achète ni ne vient y vivre. Le rêve de croissance économique mue en une bulle spéculative où l’argent reste dans les poches de quelques-uns, enrichis sur le dos de quantité d’autres – les habitants spoliés, les travailleurs mal payés comme Yana. À mesure que cette machine à base de pyramide de Ponzi se grippe, l’humour gentiment absurde du début se noircit à vue d’œil. « Puisque le développement ne se produit pas, ils nous font simuler le développement », ainsi que le dit Borenstein en voix-off : sommés de jouer tous les rôles (clients, ingénieurs, entrepreneurs, etc.) d’un business fantôme, les « singes blancs » deviennent le vernis censé camoufler les abus et mystifications de leurs commanditaires. La façade de science-fiction utopique (les visions proprement sidérantes de ces villes futuristes aveuglantes et immenses, qui poussent soudain partout dans le pays) se lézarde sous nos yeux, révélant la véritable nature dystopique de ce projet fou : manifestation extrême de l’économie moderne qui détruit l’existant légué par le passé, pour un profit immédiat et sans avenir.

Le festival Nordisk Panorama s’est déroulé à Malmö du 21 au 26 septembre 2017.