L’USINE DE RIEN : Apocalypse durable
Né de l’expérience d’autogestion d’une entreprise lisboète à la fin du XXe siècle, cette fiction ultra-réaliste enchaîne les ruptures de ton en quête d’une légèreté qui ne lui va pas, et n’intéresse vraiment qu’au moment de ses envolées intellectuelles.
Plus long film du festival toutes catégories confondues, avec une durée de 2h57, A fabrica de nada dure effectivement très longtemps. Le projet est pourtant passionnant : entre 1974 et 2016, une entreprise lisboète de pièces d’ascenseur a tenté le pari, et l’utopie, de fonctionner sans patron. Le ton se veut documentaire, le sujet évoque Ken Loach, le style les Frères Dardenne, et l’un des ouvriers a la tête de Nanni Moretti : on imagine bien ce qui a pu séduire la Quinzaine des Réalisateurs.
Le film aurait peut-être pu tenir la comparaison avec ses modèles européens s’il avait duré une heure de moins, cependant : c’est-à-dire avant de se transformer en comédie musicale à l’usine, et se montrant un peu plus exigeant dans son montage – ce n’est évidemment pas notre travail, mais si une scène de sexe ne sert qu’à signifier l’hédonisme de personnages avec lesquels la vie n’est pas tendre, pourquoi la faire durer si longtemps et pourquoi la mettre deux fois ?
Beaucoup de choses fonctionnent, à l’évidence, à commencer par l’équipe de comédiens vouant une confiance absolue à leur réalisateur (y compris quand il leur demande de chanter et de faire la farandole). Mais on peut regretter l’absence de courage qui consiste à se satisfaire de l’émotion immanquablement suscitée par des scènes où des ouvriers doivent se faire licencier, se mettent en colère, réclament un peu de dignité, etc ; et si la chose n’est pas aisée à écrire lorsqu’on découvre un film pareil à deux pas de la Croisette du Festival du Cannes, il faut bien reconnaîte que la détresse d’une équipe d’ouvriers ne suffit pas à faire un film intéressant.
Ce qui se joue de plus intéressant dans A fabrica de nada tient cependant à l’un de ses défauts, ou du moins l’une de ses étrangetés : s’y formule le rêve de mettre un terme à l’exploitation d’une classe par une autre au nom de la compassion et de la dignité des exploités. Une sorte de véganisme social, pour ainsi dire.
Heureusement pour Pinho, il n’y a pas que cela : c’est simplement que cette détresse occupe beaucoup trop de place. Au milieu du marasme, une sorte de Socrate en blouse réfléchit aux fondements du capitalisme et à la façon dont ses rouages finissent par écraser ses confrères et consoeurs. Il se retrouve plongé à un moment dans une scène de débat ébouriffante, entièrement constituée de gros plans sur des visages, où plusieurs économistes devisent en français et en portugais sur les leçons à tirer de Karl Marx, font quelques remarques assez isolées, mais judicieuses, sur la place de l’écologie dans la critique de l’industrialisation (« une usine qui ferme, en soi, ce n’est pas une mauvaise chose… »), et font que l’on s’accroche à son siège pour ne pas perdre une seule miette de l’émulation intellectuelle parfaitement reconstituée ici.
Ce qui se joue de plus intéressant dans A fabrica de nada tient cependant à l’un de ses défauts, ou du moins l’une de ses étrangetés. Et parce qu’il n’existe aucune raison valable de se retenir d’en parler, allons-y franchement : s’y formule le rêve de mettre un terme à l’exploitation d’une classe par une autre au nom de la compassion et de la dignité des exploités. Une sorte de véganisme social, pour ainsi dire.
« Véganisme », parce qu’ici les nombreuses références à la condition des animaux font que l’on ne peut, in fine, qu’écouter avec scepticisme ces hommes rêvant de voir leurs patrons faire preuve à l’égard des plus faibles d’une empathie dont eux-mêmes sont incapables – comme l’indique clairement la séquence où un lapin est depecé et éviscéré, ledit lapin faisait ici office de classe ouvrière vouée à la mort (un peu plus tard, lors d’un concert de hard rock, c’est la métaphore du foie gras qui est employée pour la désigner).
Des ouvriers amateurs de sandwichs à la viande, de lait et de saucisses, comme le précise le film à plusieurs reprises, ne sauraient mettre sérieusement à bas un système de discrimination des forts et des faibles dont eux mêmes reproduisent le schéma à leur insu.
Si les lapins sont des métaphores des ouvriers, à quoi bon tuer des lapins pour déplorer que l’on tue les ouvriers ? N’y a-t-il pas contradiction dans les termes ? N’est-il pas temps de commencer à faire le lien, au cinéma, à la Quinzaine des Réalisateurs, l’année où Okja est en compétition, entre l’abattage des animaux et l’abattage des tâches à l’usine ? La question mérite d’être posée.
Nouveau problème : un gosse regarde la scène des lapins et, plutôt que de prendre l’animal en pitié, en saisit un autre et lui dit, avec une petite jouissance sadique dans la voix : « Regarde ce qui t’attend! ». Le même gosse est vu quelques scènes plus tard, debout sur un radeau dérivant sur le fleuve, sur fond de grisaille : « On va tous mourir, yeah yeah yeah! », chante-t-il, toujours aussi cynique. Ce n’est clairement pas lui qui cherchera à modifier quoique ce soit à « l’apocalypse durable » s’abattant sur la classe ouvrière, mais encore une fois, ce n’est pas sa faute : la scène d’avant le voyait questionner les modalités de mise à mort des poissons au fil d’une séance de pêche.
Si la critique du capitalisme formulée ici à plusieurs reprise fait aussi mouche que les dizaines d’autres qui l’ont précédée, elles se retrouve ainsi gangrenée par la représentation de sa propre contradiction : des ouvriers amateurs de sandwichs à la viande, de lait et de saucisses, comme le précise le film à plusieurs reprises, ne sauraient mettre sérieusement à bas un système de discrimination des forts et des faibles dont eux mêmes reproduisent le schéma à leur insu.
Si seulement Pedro Pinho avait pu mentionner dans son film sa conscience de la contradiction inhérente au projet : mais non, les animaux sont très présents, jusqu’à une scène d’autruches en liberté, totalement gratuite, surréaliste et jolie ; mais sans être jamais considérés autrement que comme les patrons considèrent leurs ouvriers : des biens de consommation. Et A fabrica de nada de ne produire que du vide, forcément : soit une énième critique du capitalisme par des messieurs blancs hétérosexuels et omnivores. What do they expect ? A l’heure où l’antispécisme sort de sa niche, on peut se permettre de trouver qu’une « comédie musicale compassionnelle » dont les héros mangent des animaux se tire une balle dans le pied.
L’USINE DE RIEN (A fabrica de nada, Portugal, 2017), un film de Pedro Pinho, avec Carla Galvão, Daniele Incalcaterra, Hermínio Amaro, Joaquim Bichana Martins… Durée : 2h57. Sortie en France le 13 décembre 2017.