Rencontre avec Kantemir Balagov : élève de Sokourov et réalisateur de TESNOTA, premier film éblouissant

Kantemir Balagov n’a que 26 ans et il présente cette année à Cannes son premier long métrage dans la section Un Certain Regard. Tesnota – Une vie à l’étroit, raconte l’histoire d’Ilana, une jeune femme au caractère bien trempé qui vit à la fin des années 1990 en Russie dans le Nord Caucase. Le soir des fiançailles de son frère David, celui-ci est kidnappé avec sa future épouse. Les ravisseurs demandent une rançon qui va mettre à l’épreuve la famille ainsi que la petite communauté juive dont Ilana cherche à s’émanciper. Filmé en plans rapprochés superbement éclairés et composés, Tesnota retranscrit brillamment le sentiment de promiscuité qui oppresse son personnage principal. Nous avons pu rencontrer ce jeune réalisateur dont il faudra sans doute suivre attentivement le parcours dans les années à venir…

Comment avez-vous reçu votre sélection au Festival de Cannes ?

Apparemment, ils m’avaient écrit sur mon ancienne adresse mail. Du coup, je l’ai appris au moment de la conférence de presse et j’étais en extase !

Quel a été le point de départ du film ?

Mon père m’avait raconté une histoire de kidnapping similaire. C’était assez courant dans les années 1990, période à laquelle se passe le film, plus trop depuis le début des années 2000. Je me suis dit que ce serait intéressant d’en faire un film.

Comment le personnage féminin d’Ilana est arrivé dans cette histoire et qu’est-ce qui vous intéressait chez elle ?

Depuis le début, je savais qu’il fallait que mon personnage principal soit vraiment atypique et très fort. C’était clair pour moi : il fallait qu’elle soit en manque d’amour, qu’elle cherche à tout prix à rompre avec son environnement pour trouver sa propre liberté. Mais malheureusement pour elle, ce n’est pas possible.

TESNOTA de Kantemir Balagov

Le personnage est très stylisé visuellement notamment la manière dont elle attache et détache ses cheveux, et sa veste en jean avec un lion dans le dos…

Ce lion qu’elle a dans le dos reflète son caractère. Son col roulé aussi avait vocation à la mettre physiquement à l’étroit, à lui serrer la gorge, et puis ça la forçait aussi à se tenir un peu droite.

La communauté dans lequel se passe le film est assez matriarcale. Les femmes jouent un rôle essentiel. Est-ce quelque chose qui est caractéristique de cette population ou est-ce spécifique à votre histoire ?

Avant d’écrire et de tourner, j’ai pas mal étudié cette communauté et c’est en observant son fonctionnement que j’ai pu me rendre compte que les femmes y tenaient une place essentielle.

« Si à l’image, vous trouvez qu’on est à l’étroit, vous n’imaginez même pas ce que c’était sur le tournage… »

Comment s’est composée l’équipe technique ?

On avait une petite équipe, dont la particularité était d’être composée exclusivement de personnes pour qui c’était le premier long métrage, à l’exception de la costumière, Lydia Kryukova.

Le film est tourné dans des espaces vraiment très exigus. Est-ce que tout a été fait en décors réels ? Etait-ce une forte contrainte pour le tournage, sachant qu’il y a par ailleurs des scènes avec beaucoup de monde dans de tout petits espaces…

TESNOTA de Kantemir BalagovOui, tout est tourné en décors réels. On a cherché pendant longtemps des bâtiments qui pouvaient correspondre. Et il se trouve qu’en Russie, il est encore possible de trouver des lieux totalement ancrés dans les années 1990, et même dans les années 1960. Mais du coup, c’était contraignant pour la caméra parce qu’on avait vraiment pas assez de place pour reculer. Si à l’image, vous trouvez qu’on est à l’étroit, vous n’imaginez même pas ce que c’était sur le tournage…

Comment avez-vous travaillé sur les scènes où l’espace est très limité mais avec beaucoup de monde et de déplacements, comme le dîner de fiançailles au début ou la réunion de la communauté dans la synagogue ?

On a fait une sorte de pré-tournage pour comprendre exactement comment on allait occuper les lieux et déterminer où on allait placer la caméra en fonction des différentes contraintes. Tourner d’en haut, de face, de côté… La scène la plus difficile était effectivement à la synagogue, parce qu’on ne pouvait pas y passer la journée…

Parce que c’était une vraie synagogue ?

Non, non, elle a été recréé… mais le nombre de personnages et de figurants dans la scène nous imposait une contrainte de temps.

TESNOTA de Kantemir Balagov

Il y a aussi beaucoup de travail sur la lumière et surtout les couleurs du film…

Je suis ravi que vous le remarquiez parce que j’y ai consacré une attention particulière. Si on observe juste l’héroïne par exemple, il y a une sorte de dynamique des couleurs qui accompagne son évolution. A la fin, elle est toute pâle et ça reflète aussi ce qui se passe en elle. Quitte à tourner un film en couleurs, il faut que la couleur ait un rôle dans la dramaturgie. Comme on travaillait aussi sur ce sentiment d’étroitesse et de promiscuité, le travail sur la couleur devait y contribuer.

Ce qui frappe par ailleurs, c’est la qualité des cadrages et des compositions. Est-ce que le visuel du film était imaginé à l’avance ?

La seule scène qui n’était pas scénarisée, c’est lorsque l’héroïne se trouve à la station service et qu’elle commence à taper sur le mannequin. Tout le reste était détaillé dans le scénario.

Vous êtes allé jusqu’à storyboarder certaines scènes ?

Il n’y avait pas de storyboard, mais on a travaillé l’image et la mise en scène pendant le pré-tournage dont je vous parlais tout à l’heure.

TESNOTA de Kantemir Balagov

Vous aviez un peu commencé dans la photographie avant votre école de cinéma : cette expérience vous a-t-elle aidé ?

Pour ce qui concerne la photographie, non, parce que je pense être un mauvais photographe. En revanche il y a quelque chose que j’ai retenu de ce que disait Henri Cartier-Bresson : il parlait de ce «moment décisif» en photographie. Ce qu’il voulait dire à ce moment là, c’est que dans la vie de chaque sujet, il y a un moment fort à capturer et à montrer.Personnellement, j’essaie de l’attraper avec le cinéma. Je ne sais pas si j’ai réussi.

« Au début du tournage, Sokurov m’a dit qu’il fallait que je force mes acteurs à jouer un peu plus vite, parce que j’allais forcément devoir pas mal couper au montage ».

Vous avez fait l’école de cinéma d’Alexandre Sokurov (L’arche russe, Faust)…

On n’était que 13 dans ma promotion et ça arrivait qu’on arrive à 9h du matin pour finir à 3h du matin. On nous a enseigné l’histoire du cinéma, le jeu d’acteur, la réalisation. On nous enseignait tout.

Quelle était l’implication de Sokurov lui-même ?

Il venait deux ou trois fois par mois pour nous donner des cours. Et tous les six mois, on devait lui présenter nos travaux.

Et sur votre long-métrage ?

Il a participé à toutes les étapes du film : le casting, le choix du chef opérateur, etc. Pendant le montage, il est beaucoup venu. Certains de ses conseils ont été extrêmement utiles.

Un conseil en particulier ?

[Il réfléchit] Oui ! Au début du tournage, il m’a dit qu’il fallait que je force mes acteurs à jouer un peu plus vite, parce que j’allais forcément devoir pas mal couper au montage.

Quelles sont les influences de votre film ?
Je dirais Mouchette de Robert Bresson, Rosetta des frères Dardenne et Un Lac de Philippe Grandrieux.

Et vos influences en général ?

Mon film préféré c’est Les Poings dans les poches de Marco Bellocchio.

TESNOTA de Kantemir Balagov

Le contexte politique et social du film est intégré de manière assez intime aux personnages. Dans une séquence particulièrement marquante, les personnages regardent une cassette vidéo d’une scène d’horreur en Tchétchénie…

C’était très important pour moi, afin de contextualiser l’histoire et de permettre au spectateur de comprendre tout l’enjeu de ce lieu, juste à côté du cœur du conflit. La plus longue vidéo est une vraie vidéo que nous avions regardé avec mes amis quand j’avais 12 ou 13 ans. Je m’en souviens bien parce que c’est la première fois que j’étais confronté à la mort. La réaction des personnages dans cette scène correspond à la diversité de nos réactions à l’époque.

Avez-vous déjà des projets pour la suite ?

Je pense qu’un réalisateur doit toujours expérimenter, ne pas rester dans sa zone de confort. Avec mon prochain film, je voudrais mettre en scène une femme qui revient du front après la Seconde Guerre mondiale et qui essaie de reconstruire sa vie.

TESNOTA – UNE VIE A L’ETROIT (Russie, 2017), un film de Kantemir Balagov, avec Darya Zhovner, Veniamin Kac et Nazir Zhukov. Durée : 1h58. Sortie en France le 7 mars 2018.

David Honnorat
David Honnorat
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