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Si comme l’auteur de ces lignes vous évitez le cœur des salles de cinéma et cherchez plus tôt l’air frais des périphéries, à l’extrémité des rangées, tout devant l’écran ou au fond de la salle, il vous est probablement déjà arrivé, en festival, d’être assis à côté de la réalisatrice ou du réalisateur venu s’asseoir après sa présentation en attendant le Q&A de fin de séance. Si vous aviez gardé le nez dans votre portable pendant la présentation en question, vous l’ignoriez même peut-être. En règle générale, cela n’a aucune incidence. À Belfort, c’est un peu différent.
Le festival Entrevues se spécialise en effet dans les premiers films : une conséquence de cela, c’est que les œuvres – comme c’est souvent le cas au moment des débuts – se permettent parfois un certain ésotérisme, précaution naturellement prise par les auteurs redoutant de ne pas être aussi complexes que leurs aînés illustres. Or c’est parce que sa réalisatrice, Aliona Zagurovska, était assise à côté de moi que j’ai pu apprécier à sa juste valeur La maison, Prix du public du meilleur court-métrage. Le film commence comme une brève partie de Pokémon Go dans un square à proximité de la Fémis : deux jeunes femmes cherchent à attraper des petits vieux, à les faire parler, à les convaincre de les laisser filmer chez eux. Le quatrième accepte : la majeure partie du film se constituera d’un plan-séquence dans l’appartement de cet homme, là c’est la douche, là les toilettes, ça c’est ma fille, ça le souvenir d’une ex. On se dit : si ça, ce n’est pas du voyeurisme, alors rien n’est du voyeurisme. La caméra entre chez un homme et le scrute, sans rien dire, et nous voilà plongés dans la position dérangeante de l’une de ces pseudo-psy maîtres ès silences lourds de sens.
Mais Aliona Zagurovska était assise à côté de moi. À la fin du film, je lui demande ainsi pourquoi elle panote sur les toilettes lorsque son hôte les lui montre, mais pas sur la douche. La réponse est intéressante : le pano vers les toilettes traduit une forme de politesse. Au moment de la douche cependant, la cadreuse s’est souvenue que le sujet du film était l’homme, et que la politesse ne devait pas entrer en ligne de compte. C’est un film d’école – Zagurovska est à la Fémis – et cette justification est passionnante, pour ce qu’elle raconte d’un apprentissage en train de se faire en direct, sous nos yeux. Et pourquoi pas une femme ? Ma voisine m’explique alors ce qui sauve soudain le film : La maison se veut métaphore de l’humanité. La maison, c’est la maison de l’humanité. Pas une femme, donc, parce que pour Zagurovska l’humanité est un vieil homme clopant seul dans un square un peu miteux. Elle ajoute même : « On ne l’a pas mis dans le film, mais cet homme a été très riche et il a tout perdu. Maintenant il est très endetté… » Pour une métaphore de l’humanité on ne pouvait pas rêver mieux. Pourquoi ne pas l’avoir mis dans le film ? Bonne question. Très symptomatique. À Belfort, très souvent, les films souffraient de cette absence d’un peu de pédagogie prodiguée en direct.
Il ne m’aura donc sans doute manqué, pour apprécier les autres courts m’ayant laissé circonspect, que quelques notes d’intentions glissées à mon oreille par l’artiste mon voisin. Ainsi d’Une colline, de Diana Munteanu (comme Dogs, film roumain où une jeune personne hérite d’un arpent de terre un peu moche et encombrant) ; d’O estocionamento, de William Biagioli (une mauvaise nuit dans un parking brésilien avec un gardien immigré créole) ; de Dear Renzo, de Galvez & Lezama (une jeune femme argentine débarque à New York et ce n’est pas simple) ; ou de Le réel parle pour nous, d’Antonin Ivanidzé – mention spéciale d’un jury qui, lui, n’a pourtant pas le droit d’assister aux Q&A ni d’échanger avec les artistes. Ce dernier court reste particulièrement mystérieux : proche de la nébuleuse Gabriel Abrantès (le réalisateur de Pan pleure pas est cité dans les remerciements), il y raconte comment un schizophrène suisse oublie sa carte d’électeur au moment de voter Marine Le Pen : son amie vote alors à sa place, Le Pen toujours, elle qui n’en avait pas l’intention. On flaire la métaphore politique, mais qui sont ces électeurs acceptant de voter Le Pen par bonté d’âme ? Que signifie « La société impose aux gens de voir leur propre vision » ? N’est-il pas ridiculement excessif d’animer le visage de Le Pen sur une affiche titrant « Une autre voix » en lui donnant une autre voix, justement ? J’étais assis à côté d’un jeune du jury lycéen qui mangeait du pop-corn. Je ne saurai jamais.
Côté longs-métrages, la même détresse s’est imposée à moi devant La noche polar, de Florencia Romano : Melancholia à Buenos Aires, avec un garçon modérément déprimé dans le rôle principal. J’en sauve un long plan sur du papier qui brûle, mais c’est parce que la caméra était posée par terre. Les cinq jeunes belfortains constituant le jury Eurockéennes auront également récompensé, contrairement à ce que j’aurais fait, Viejo calavera de Kiro Russo, sur l’obscurité et les mineurs boliviens, film parsemé de scènes très graphiques dans les tunnels, mêlant critique sociale et bromance potache au bord d’une piscine où les personnages jouissent enfin d’un peu de propreté. Le réalisateur de Short stay, Ted Fendt, était pour sa part à ma table au dîner. Réfléchissant comme s’il m’avait demandé de produire son scénario, j’allais lui reprocher un flamboyant manque de rythme, des scènes dont on ignore ce qu’elles font là, et un personnage qui n’évoluait absolument pas du début à la fin. Mais j’apprends entre deux cuillers de soupe potiron/noix de coco que son film est autoproduit… Tourné avec des amis, il suit les pérégrinations molles et désabusées d’une sorte de larve humaine en t-shirt bleu, dans une Philadelphie de pellicule tout droit sortie du New York des frères Safdie – et revendique l’inertie totale de son Yes Man mou.
Je mentionne à Fendt cette ellipse comique, quand une jeune fille, en boîte, accepte de dormir chez le héros, mais qu’il coupe directement sur le matin où elle se réveille habillée sur le canapé, le héros couché sur le sol à ses pieds. Aucune tension sexuelle – mais Ted Fendt n’est pas le genre d’individu à avoir envie d’étaler ce spectacle-là au cinéma. En plus d’être aimable et discret, il est critique, traducteur, projectionniste au Lincoln Center, et accepte joyeusement de faire des recherches pour me dire si le calendrier de chèvres qu’il cadre à un moment donné est réellement entièrement constitué d’images de chèvres (il ne m’a d’ailleurs pas oublié : la réponse est oui). Manque de chance, il se sera fait chiper le Grand Prix du Jury par le grand favori Le Parc, de Damien Manivel – visible en salles le 4 janvier 2017. Trois films auront quand même su se faire aimer sans roulettes : Jours de France, De sas en sas, Quinzaine claire. Le premier, de Jérôme Reybaud, est un road-movie entre Paris et Antibes, sur fond d’aventures sur Grindr. On suit Pierre, errant dans une France de conte aux plaines agricoles profondes comme des jungles, croisant une galerie de personnages merveilleux (dont une Laetitia Dosch filante, solaire comme toujours) entrecoupée par le cliquetis creux des clignotants. On pense à Eyes wide shut, pour l’alliance de déperdition sentimentale et de détachement mélancolique halluciné. Sur le thème de l’errance homosexuelle, avec un jeu sur l’effilochement de la fabrique du réel assez identique, on se sentait mieux chez l’humble Reybaud que chez le maniéré Patric Chiha, réalisateur d’un Brothers of the night terriblement répétitif (Qui suce qui ? Pour combien ? répété ad lib) – dont le travail sur l’onirisme lui vaudra néanmoins le Prix Camira du long-métrage.
Il y a dans Jours de France un sincère désir d’imaginer la vie des gens qui transcende les fantasmes auteurisants et ultra-référencés ; désir qui caractérisait déjà La maison, ce fameux court d’Aliona Zagurovska chez le vieux parisien. Ceci dit, La maison entretenait aussi une parenté avec De sas en sas, de Rachida Brakni, Prix du public pour un long-métrage : dans les deux cas un endroit délabré se fait métaphore du monde, le film de Brakni se déroulant dans les différents sas que doivent traverser les visiteuses d’une prison entre l’entrée et le parloir. La réalisatrice explique lors du Q&A qu’elle voit dans la prison l’un des derniers lieux de mixité publique : métaphore terrible, la république devenant un huis clos, avec ces douze femmes en colère (enfin, dix, plus un vieil homme noir et l’ami imaginaire d’une fillette) confrontées à une journée de forte chaleur et aux dysfonctionnements du système judiciaire – comme chez Sydney Lumet, et comme chez François Hollande. Le dernier plan colle des frissons, vous verrez.
Quinzaine claire, d’Adrien Genoudet, est un documentaire tourné au Cambodge, autour des conflits de mémoire posés par la construction du premier mémorial du génocide khmer à Phnom Penh. Très pédagogique – Genoudet est prof à Sciences Po –, Quinzaine claire est cependant plus qu’un film sur le génocide khmer. C’est un document sur ce que c’est de se souvenir, en 2016, quand on a trente ans. Ce qui compte ici n’est pas le passé, mais les gens en train de se souvenir, l’artiste qui fabrique le mémorial, les discussions autour de son installation. De quoi a-t-on besoin, au juste, pour ne pas oublier ? Du sale travail de la commémoration, certes (mains de l’artiste dans la glaise, descriptions en off de ce qui s’est exactement passé pendant le génocide), mais pas seulement. Genoudet révèle en effet le travail de diplomatie et de psychologie, qu’implique toute commémoration pour être un tant soit peu efficace auprès de ceux à qui elle s’adresse. En 2016, période de réaction devant l’éternel, c’est la seule question à se poser : comment oublie-t-on ? Pourquoi ? Comment y remédier ?
Spécialiste de l’histoire des images, Genoudet n’hésite pas à casser la mélodie visuelle du documentaire à l’aide d’audaces formelles aussi jolies qu’inattendues : un soleil pixellisé au-dessus de Phnom Penh ; une image d’archives où un éléphant se confond avec les fresques du temple d’Angkor, comme si l’époque du génocide se fondait dans un passé indistinct ; une scène dans une boîte de nuit, le soir du réveillon, où les cris de joie évoquent des hurlements de terreur tandis que la lumière noire donne aux fêtards le grain blanc d’autres images d’archives. Celui qui filme est-il le seul à se souvenir, à ce moment-là ? À scruter l’abîme au moment où une nouvelle année recouvre le passé ? Faire la fête dans cette fosse implique un oubli, ne serait-ce que momentané, qui est l’image même de l’oubli nécessaire de nos sociétés s’extirpant des horreurs passées – que l’année qui s’ajoute dans le film soit 2015 n’en est que plus troublant (le passage de Quinzaine claire à Belfort avait lieu deux semaines après que des gens sont retournés danser dans la fosse du Bataclan). Genoudet ne s’intéresse pas tant aux victimes qu’à ceux qui reçoivent leur mémoire. Lorsqu’une vieille dame raconte son martyre, c’est celui qui écoute que cadre le réalisateur (d’autant que, comme il me l’a raconté, le gros plan sur l’interlocuteur est un plan volé : on ne lui avait autorisé qu’un plan large pour toute l’audience). Projeté à Belfort également, Lumières d’été, de Jean-Gabriel Périot, commence un peu de la même manière, sur une rescapée d’Hiroshima faisant le récit de la journée du bombardement, la caméra cadrant longuement le regard du jeune réalisateur qui l’écoute. Mais ce n’est que la séquence pré-générique, qui aurait fait un court-métrage parfait ; par la suite, Lumières d’été accompagne le jeune réalisateur dans sa folle virée avec une jolie jeune femme mystérieuse et envoûtante, et perd à mon sens beaucoup de sa force.
Je connais Adrien Genoudet personnellement, mais je peux affirmer que Quinzaine claire marche tout seul, sans pédagogie en direct. En revanche, le lauréat du prix d’aide à la distribution Ciné+, The Illinois Parables, de Deborah Stratman, était la quintessence de ces films aussi ésotériques qu’antipathiques, dénués de toute pédagogie. Il a pourtant été réalisé lui aussi par une professeure (en l’occurrence à l’université de Chicago), mais son histoire de l’Illinois en tableaux sonores plus ou moins abstraits requérait une telle quantité de connaissances historiques et géographiques spécifiques qu’il était difficile de se laisser porter par un visionnage à tâtons. Manquaient les notes dans la marge, en somme – il y avait pourtant de la place plein l’écran, le film est en format carré. Détail agaçant : Déborah Stratman indique le titre des chapitres de son film à la fin, comme si le spectateur allait se souvenir exactement du contenu des onze séquences et les relier comme il fallait aux clés de l’énigme gracieusement révélées in extremis. Et bien non, désolé… Idem avec le titre des musiques, indiqué juste après le casting, comme si c’était important – histoire de bien faire sentir au spectateur à quel point les références lui auront manqué.
Côté courts, même agacement avec Le désir, de Rémi Gendarme : a priori un étrange film sur un paralytique dont on fait la toilette, avec une voix off mal assurée en toile de fond, féminine, lisant un texte médiocre sur le désir. Il fallait attendre le générique de fin pour apprendre que Rémi Gendarme était le paralytique du film, et l’auteur du texte, dicté avec les paupières… Mais alors pourquoi ne pas l’avoir fait lire par un homme ? On aurait trop compris ? On pourrait arguer que l’indistinction importe, que seule compte l’œuvre achevée, telle qu’en elle-même. Documentaire ou fiction, images d’archives ou film tourné sur pellicule, acteurs pros ou amateurs : peu importe, oui, au fond. Sauf que dans Brothers of the night, la variation entre documentaire et fiction est censée faire tout le film, les gigolos bulgares jouant tantôt leur rôle, tantôt des versions fantasmées d’eux-mêmes éclairées à la Fassbinder… sans que l’on en soit vraiment prévenus, à moins de lire le programme ou d’avoir le réalisateur qui vient présenter son œuvre.
Le grand lauréat du festival cristallisait tout cela. Il s’agit de Koropa, de Laura Henno, Grand Prix du jury et Prix Camira du court-métrage. Le film s’ouvre sur le visage d’un garçon noir, sur fond noir – l’incompréhension est complète, et mise en scène. On ne sait pas où l’on est, le jeune garçon non plus. Pendant quatre minutes, la caméra fixe ce beau visage perdu dans les limbes, avant de reculer, révélant un adulte puis le fait que l’enfant conduit un hors-bord au milieu de nulle part. La mise en scène de l’incompréhension laisse la place à celle de la pédagogie : l’adulte commence à explique au gosse ce qu’il doit faire. On devine qu’il s’agit d’un passeur de migrants ; on apprend furtivement que la scène n’est pas où on l’attend, mais entre les Comores et Mayotte. Le film entier se déroule dans ces limbes, entièrement porté par le regard de ce gosse endossant des responsabilités trop lourdes pour son âge. Mais alors, pourquoi Koropa ? Henno ne le dit pas. Qui sait si le cinéma documentaire n’a pas passé une vitesse supérieure en prenant en compte le fait que les spectateurs ont le plus souvent Google et la 4G à portée de main dans les salles de cinéma ? Il faut apprendre à nous débrouiller. Il n’y aura pas toujours le réalisateur directement à côté de nous.
Le 31ème Festival Entrevues de Belfort s’est déroulé du 26 novembre au 4 décembre 2016.