MY FATHER’S WINGS : béton désarmé

Ibrahim travaille en tant que maître-ouvrier sur un chantier, loin des siens, afin de payer le relogement de sa famille victime d’un tremblement de terre. Et comme si la situation n’était pas suffisamment pénible, on lui annonce qu’il a un cancer… A partir de ce point de départ déprimant, My Father’s Wings déploie une dramaturgie feuilletonnesque, d’ailleurs d’ores et déjà promise à une suite, et c’est heureux.

 

Si ce premier long-métrage était une équipe de foot, on parlerait à son sujet de « catenaccio » : un jeu construit à partir d’une bonne base défensive, pour ne pas commettre d’impairs ni encaisser de buts, avant de tenter d’en marquer. My Father’s Wings procède ainsi : d’abord un programme scénaristique solide, annoncé d’emblée à la faveur d’un diagnostic médical (Ibrahim, ouvrier du bâtiment de 53 ans, a le choix entre se soigner, perdre son emploi et le toit qui abrite sa famille, ou continuer à travailler et y laisser sa peau), un protagoniste, pas de fantaisies visuelles, des acteurs convaincants. Du sobre. La base : une bonne histoire, bien racontée. Kivanç Sezerk, également au scénario, assure les fondamentaux, mais ne s’en contente pas. Discrètement, progressivement, sans avoir l’air d’y toucher, le propos du film s’étend, circule entre des personnages que l’on croyait à tort condamnés à faire de la figuration, sans céder au film choral, à ses trajectoires croisées, ses coïncidences. Ibrahim devient un ouvrier parmi d’autres, mais ça n’enlève rien à son importance, car ne n’est pas lui qui rentre dans le rang, ce sont tous les autres qui montent d’un cran.

Le film doit davantage à Roberto Rossellini qu’à Ken Loach, à Allemagne, année zéro qu’à Moi, Daniel Blake

 

MY FATHER’S WINGS de Kivanç SezerkMy Father’s Wings est dédié à une classe ouvrière déconsidérée (un carton le confirme à la toute fin). Il ne célèbre pas sa dignité (même si elle a ses martyrs et ses moments de solidarité), plutôt son entêtement à vouloir survivre à tout prix (à l’exploitation, au tremblement de terre, à la maladie) dans une Istanbul où les chantiers et les immeubles en construction, normalement preuves de prospérité, sont filmées comme des ruines. Probablement parce que le film doit davantage à Roberto Rossellini qu’à Ken Loach, à Allemagne, année zéro qu’à Moi, Daniel Blake. Dans les étages supérieurs des buildings inachevés, le vertige et l’attrait du vide, prégnants, constituent de véritables appels au suicide, d’autant plus convaincants qu’à la faveur d’un arrangement financier avec un employeur sans scrupule, soucieux d’éviter le scandale d’un accident du travail, un ouvrier peut rapporter davantage mort que vivant. Comme Rossellini en son temps, Kivanç Sezerk veut faire de My Father’s Wings l’épisode d’une trilogie à venir. Vu la capacité du film à esquisser des pistes, sans nous frustrer pour autant (l’idylle naissante entre le neveu d’Ibrahim et une vendeuse voilée, le fait qu’Ibrahim soit kurde, etc.), il y a effectivement encore beaucoup de belle matière à travailler.

 

MY FATHER’S WINGS (Babamin Kanatlari, Turquie, 2016), un film de Kivanç Sezerk, avec Musab Ekici, Kübra Kip, Menderes Samancilar, Tansel Ongel. Durée : 101 minutes. Sortie en France indéterminée.

 

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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