La Documentaire Académie d’Alain Della Negra et Kaori Kinoshita

En 2009, le couple de cinéastes formé par Alain Della Negra et Kaori Kinoshita consacrait un documentaire à l’univers virtuel Second Life, abordé via quelques-uns de ses occupants les plus éloignés des normes sociales dominantes – The cat, the reverend and the slave. Leur deuxième long-métrage, Bonheur Académie, rend visite à une autre communauté cherchant son bien-être en marge de la société : la secte des raëliens. Montrés conjointement lors de la 5è édition du FIFIB, ces deux films donnent à voir une pratique singulière du documentaire, aux résultats déroutants et captivants.

Le titre de The cat, the reverend and the slave renvoie aux trois principaux personnages que nous font rencontrer Della Negra et Kinoshita : un homme convaincu d’être un chat (et qui porte en conséquence une queue et des oreilles félines en plus de ses vêtements, y compris hors de chez lui) ; un couple d’évangélistes ayant établi leur église dans le monde virtuel où ils délivrent leurs prêches ; un travesti s’étant donné comme esclave sexuel à un autre membre du jeu, tout en ayant lui-même de tels esclaves. On croise d’autres figures plus ordinaires au cours du film, mais ce sont clairement celles-ci, les plus contrastées et déconnectées vis-à-vis de la norme, qui attirent l’œil des cinéastes. La faculté de ces derniers à effacer toute trace de leur présence, dans la forme – neutre à l’extrême, avec des cadres fixes et des êtres filmés le plus souvent de face, faisant de nous leurs interlocuteurs, comme s’il n’y avait plus d’intermédiaire – comme dans le fond (le propos des personnes rencontrées nous arrive sans filtre, ni reformulation), est comparable à celle de Michel Gondry : comme lui, Della Negra et Kinoshita ont ce don de pouvoir se fondre dans tout décor, tout milieu, quel qu’il soit.

Second life a permis de troquer des solitudes contre la formation de communautés d’individus qui se reconnaissent, se lient

Ainsi, bien que techniquement français, The cat, the reverend and the slave a tous les traits d’un documentaire indé américain, et surtout la confiance de ceux qu’il met à l’écran. Leur folie, si l’on retient comme définition de cet état une distance plus grande que de raison par rapport à ce qui est considéré comme normal par la majorité, nous est dès lors donnée à voir et à écouter en toute franchise et candeur, ce qui nous place dans un état des plus déconcertants. Ces hommes et femmes nous sont incompréhensibles (la palme revenant aux « Furries », judicieusement placés en dernier), tout autant qu’ils se comprennent eux-mêmes parfaitement. Ils sont à l’aise tels qu’ils sont, et ce d’autant plus maintenant que Second life leur a permis de troquer leurs solitudes contre la formation de communautés d’individus qui se reconnaissent, se lient. Face à The cat, the reverend and the slave c’est au tour du spectateur d’être désorienté, pris de vertige devant le grand écart entre ce qu’il voit et ce qu’il peut concevoir.

Un grand écart et une perte de repères qui vont en grandissant avec Bonheur Académie, énigme captivante comme le cinéma peut en générer quand on l’emploie à l’intersection entre fiction et documentaire. La base de la mise en scène de Della Negra et Kinoshita y reste la même : gommage de la présence des réalisateurs, captation en face-à-face de la matière réelle – ici une réunion annuelle d’une semaine de raëliens francophones dans un club-hôtel en Croatie, avec apparitions de Raël en personne via Skype. Cependant, ils injectent donc cette fois une dose de fiction dans le documentaire, sous la forme de quatre acteurs (Laure Calamy, Michèle Gurtner, le cinéaste Benoît Forgeard et le chanteur Arnaud Fleurent-Didier) suivant le séminaire dans la peau de personnages écrits au préalable. Ils participent aux ateliers et aux soirées comme les autres, mais en y jouant des rôles fictifs.

Della Negra et Kinoshita entrouvrent une porte par laquelle ils observent sans juger, questionnent sans avoir les réponses

Ce quatuor fait à la fois office de barrière et de lien entre nous et les raëliens. Barrière, puisque leur présence nous permet de ne pas être seuls avec les disciples du gourou ; nous pouvons toujours nous rattacher à eux, nos semblables extérieurs (et aux visages familiers) à cette secte. Lien, car l’écriture des caractères de ces êtres et des relations entre eux nous permet de ressentir, de façon plus prégnante que par le seul documentaire, ce qui est au cœur du sujet traité. Parce qu’elles s’incarnent dans des personnages crées à cet effet, les raisons qui poussent des individus à devenir membres d’une telle secte s’étoffent, gagnent en substance : solitude, détresse émotionnelle, angoisse existentielle, et ce besoin de se sentir appartenir à quelque chose de plus grand que soi, une communauté, comme dans The cat, the reverend and the slave. Della Negra et Kinoshita entrouvrent une porte par laquelle, en mêlant humour et distance critique, jeu et inquiétude, ils observent sans juger, questionnent sans avoir les réponses (nos quatre alter egos fictionnels ne semblent pas moins perdus à la fin du film qu’ils ne l’étaient au début) cette humanité.

THE CAT, THE REVEREND AND THE SLAVE (France, 2009), un film de Alain Della Negra et Kaori Kinoshita. Durée : 80 minutes. Sortie en France le 15 septembre 2010.

BONHEUR ACADEMIE (France, 2016), un film de Alain Della Negra et Kaori Kinoshita, avec Laura Calamy, Michèle Gurtner, Benoît Forgeard, Arnaud Fleurent-Didier. Durée : 70 minutes. Sortie en France le 28 juin 2017.