BORDEAUX 2016 : chasse à courts

Certes, les courts de la 5ème édition du Festival de Bordeaux ont pour la plupart déjà été vus à Cannes, Clermont ou Locarno, mais la cohérence de la sélection est admirable : cette «petite» compétition avait de quoi rivaliser avec bien des grandes.

 

Le plaisir pris devant les courts-métrages présentés à Bordeaux cette année se pare d’une légère amertume: il aurait été encore plus agréable de les découvrir aux côtés des membres du jury, assis entre Benoît Forgeard et Céline Tran par exemple. Fantasmons seulement cela, mais songeons encore aux films sélectionnés, deux poignées et des univers marqués, des dispositifs aventureux, des plans entêtants. La cohérence du corpus laisse trace elle aussi : réflexion sur l’image, réflexion sur la jeunesse, et quand les deux se rencontrent, l’entrechoc. Souvent superbe.

 

NOTRE HERITAGE de Jonathan Vinel
Il faut voir cet adolescent qui s’envole depuis son canapé jusqu’à l’écran de son téléviseur, fragmenté et semblable à une pluie d’étoiles. L’image est dans Notre héritage, de Jonathan Vinel et en collaboration avec Caroline Poggi. Le tandem a reçu l’Ours d’or du court-métrage en 2014 pour Tant qu’il nous reste des fusils à pompe, et Vinel a depuis réalisé en solo l’envoûtant Notre amour est si puissant. Formellement, Notre héritage a plus encore à voir avec ce dernier, pour la naïveté et la beauté de ses incrustations numériques notamment. La dernière scène va plus loin encore et montre cette fois le jeune Lucas devenu constellation, enlaçant sa bien-aimée dans le ciel.
L’avènement du numérique et son accessibilité accrue n’auront finalement pas causé de propension à la superficialité, bien au contraire il permet aux cinéastes de peaufiner leur métaphysique et de temps à autres de toucher au sublime. Avant Vinel et Poggi, on aura ainsi vu Jean-Claude Brisseau placer ses corps sur fond noir et dévoiler des galaxies entières dans leurs bouches béantes (Des jeunes femmes disparaissent, 2015). On aura vu Virgil Vernier laisser des aurores boréales (d’économiseurs d’écran) se propager dans les rues d’une ville de banlieue française par effet de reflet, avant que des galaxies imprimées sur les leggings noirs de jeunes filles ne répètent discrètement ce type de motif (Mercuriales, 2014). Ce cheminement du sexe à la mort, de la mort aux étoiles, on le retrouve donc dans Notre héritage, récit inouï de la reconquête du sentiment amoureux d’un garçon jusqu’à présent dérouté par son ascendance, puisque son père n’est autre que Pierre Woodman ; le plus stupéfiant reste bien d’y voir les authentiques «castings» du pornographe controversé, concentrés de violences insidieuses insérés dans le récit avec son «aimable accord».

NOTRE HERITAGE de Jonathan Vinel
Lucas s’en libère enfin. L’émancipation passe par une curieuse scène d’adoubement, dégainant son épée pour sceller son amour avec Anaïs. Célébration d’une image iconique du Moyen-Âge, sans doute pour en extraire la notion d’amour courtois. C’est là l’autre «héritage» dont parlent Vinel et Poggi: une fascination pour les temps anciens, les temps perdus. La parenté avec Virgil Vernier est de ce point de vue plus prégnante encore, convoquant cette fois Orléans (2013), ses collisions temporelles, ses collusions désarmantes. Et tout autant le cinéma de Hubert Viel, qui jusqu’à présent conjugue tout au passé, d’Artémis coeur d’artichaut (2013) à ses Filles au Moyen-Âge (2016). Mais il résonne même dans un autre court présenté à Bordeaux, le charmant Je suis gong de Laurie Lassalle, dans laquelle un ado prend pour punchline de drague : «Je suis ton chevalier».

 

THE HUNCHBACK de Gabriel Abrantes
Ce désir court depuis Bordeaux jusqu’au Portugal de Gabriel Abrantes qui, dans The Hunchback, imagine un monde futuriste où les âmes déconnectées avec leur propre sensibilité peuvent jouer un rôle et se fondre dans un univers pré-industriel et dénué de toute technologie. Soit l’alternative on ne peut plus indé au blockbuster télévisuel Westworld visible à la même période. Chez Abrantes, le héros choisit d’incarner un personnage de vagabond dans une cité médiévale, mais quand les créateurs du jeu s’invitent dans l’espace et brise le simulacre, la rencontre interdite est autrement plus belle que chez Jonathan Nolan. La comparaison s’arrête là, pour en privilégier une autre: le fantôme de Tarkovski, avec son œuvre testamentaire qui plus est. Comme dans Le sacrifice (1985), The Hunchback étaye une suggestion troublante : celle que la perspective de la mort puisse être source de plaisir, exaltation paradoxale de celui d’être en vie. L’idée se forme à équidistance de la schadenfreude qui se nourrit du malheur d’autrui et de la «pulsion de mort» freudienne qui invite à souhaiter le sien. Chez Gabriel Abrantes et son monde de sentiments factices, la machine qui orchestre la simulation, et qui a l’apparence holographique d’un adolescent rondelet, s’adresse finalement aux joueurs et cherche à leur faire admettre que la mort violente et accidentelle de l’un des participants est un bienfait ; après tout, ne s’étaient-ils pas inscrits pour ressentir à nouveau quelque chose ? Le trouble qui barre alors leurs visages, c’est ce qu’il y a de plus beau dans The Hunchback. En fait non, le plus beau c’est toujours la mise en scène d’Abrantes : le naturel avec lequel et l’inventivité avec laquelle les mondes les plus antinomiques s’y cognent et s’embrassent.

 

CHASSE ROYALE de Lise Akoka et Roman Guéret
C’est aussi ce que l’on aime, avec un écrin plus infiniment plus naturaliste, dans Chasse Royale de Lise Akoka et Romane Guéret. Le film a remporté le Grand Prix à Bordeaux, quelques semaines après le Festival du court de Lille et quelques mois après son sacre à la Quinzaine des Réalisateurs où nous l’avions découvert, épaté. Une autre forme de télescopage, donc, puisque l’on suit ici deux jeunes cinéastes parisiennes, tout juste fictionnalisées par un fin voile méta, qui jettent leur dévolu sur Angélique, une collégienne valenciennoise, et l’invitent à prendre part à un casting cinéma. Sans tomber dans l’écueil du film qui serait aussi le documentaire de sa propre création, notamment parce que l’issue de l’intrigue suggère une dissociation bienvenue, Chasse Royale se désintéresse de cet aspect méta parce qu’il aime moins ses personnages de filmeuses que l’objet de leur film, et de notre affection. Loin de toute condescendance, Akoka et Guéret embrassent la misère sociale contextuelle, la représentation white trash du cocon familial, rappelant Wasp d’Andrea Arnold (plus que Gummo pour indiquer la position du curseur). Et si elles le font, c’est pour en isoler des marques de douceur dont on ne devrait pas douter : la mère dépose un baiser sur la tête d’Angélique quand elle signe le contrat du court-métrage («c’est bien ma fille» entend-on faiblement, mais que ça résonne !), le frère cadet fixe sa sœur avec tendresse et tristesse. C’est le dernier plan, et il est bouleversant.

 

NOYADE INTERDITE de Mélanie Laleu
Combien serait-on prêt à débourser pour en voir à l’infini des épilogues de cet ordre ? Si la réponse n’existe pas, la question est posée par Noyade interdite de Mélanie Laleu, lui aussi en Compétition. Un court qui vaut ne serait-ce que pour la présence, ne serait-ce que pour le timbre de la voix d’Estéban, dont on se demande comment le cinéma français fait pour ne pas l’utiliser plus souvent (tout le temps). Il incarne un jeune homme qui fait la rencontre d’une strip-teaseuse sirène dans un Peep-Show, qui n’a de cesse de demander à ses clients d’insérer une pièce pour voir la suite du spectacle, au point qu’à la fin du film il suggérera aux spectateurs d’y aller de la leur pour en voir la dernière scène… Aussi plaisante soit la rencontre de ces deux âmes-en-peine, c’est ce faux gimmick final à la William Castle qui singularise Noyade interdite. Ceci dit, comme au terme de Mr Sardonicus de Castle, on est presque déçu que le choix que l’on fasse n’ait pas de réelle incidence sur la suite, puisque la fameuse fin de Noyade interdite se lance de toute façon. Sans en dire trop sur cette dernière image, c’est Méliès qui est convoqué cette fois.

 

JE SUIS GONG de Laurie Lassalle
Aucune gêne à se tourner vers un passé de cinéma, si c’est pour mieux l’imiter et à son tour imaginer l’avenir : à Bordeaux, Je suis gong, The Hunchback, Noyade interdite, Peripheria se lovent tous dans le Science-Fiction.  Dans le premier des quatre, le dispositif SF consiste en un site de speed dating affranchi du carcan de l’ordinateur, puisque c’est dans les rues de leur quartier que des jeunes chattent avec une internaute dont Je suis gong épouse le point de vue, et seul un symbole de caméra dans un coin de l’écran indique que l’enregistrement de la machine virtuelle se substitue à celui de la réalisatrice. Seulement Laurie Lassalle fait progressivement disparaître cet indicateur, faisant ainsi disparaître la donne SF de son court-métrage pour se concentrer sur les confessions des jeunes, dès lors à notre adresse et notre discrétion.

Les entendre ainsi partager avec nous leurs états d’âme devient un privilège, et les derniers instants du film une nouvelle preuve que le Festival du film indépendant de Bordeaux, depuis sa première édition, s’évertue comme peu d’autres à discourir sur la jeunesse, toutes les jeunesses.


La 5ème édition du FIFIB s’est déroulée à Bordeaux du 12 au 19 octobre 2016.