Jean-Claude Brisseau parle mise en scène et suspense hitchcockien
Jean-Claude Brisseau était l’invité du 34ème Festival d’Amiens, à la fois pour présenter ses propres films, ceux d’auteurs qu’il affectionne, mais aussi pour dévoiler son dernier-(tour)né… en 3D. Fil rouge de ces discussions, la notion même de mise en scène. Grâce à sa simplicité, sa franchise, sa bonhommie, une leçon signée Brisseau n’est jamais intimidante ou plombante. Au contraire, l’analyse filmique apparait plus accessible que jamais.
Le Festival d’Amiens propose une nouveauté cette année, une addition au programme, un nom qui intrigue : «l’Ouvroir». Les organisateurs le décrivent comme le «lieu de l’ouvrier, de l’ouvrage, de l’œuvre ». L’idée est la suivante : inviter un réalisateur, le faire parler de ses films, de ceux qu’il aime, et de la façon dont ils sont faits. Quant au «lieu» qui accueille cette leçon, il est mobile. Les films sont présentés dans plusieurs cinémas de la ville, et les discussions débutent dans la salle, avant la projection, se prolongent après, quittent ces murs, se terminent dans un vestibule, dans les escaliers menant à la sortie, etc.. La parole se propage librement et généreusement.
Pour obtenir un résultat satisfaisant, l’intarissable Jean-Claude Brisseau (De bruit et de fureur, Noce blanche, Les anges exterminateurs) était un choix idéal. Quand on le remercie pour sa disponibilité, il confie qu’il souhaite trancher avec les réalisateurs abscons, ceux qui «racontent des salades» ; lui aime parler franchement et s’en tenir à la façon dont se fabriquent les films. Ce souhait, il l’explique du fait que lui-même étant jeune aurait aimé que des cinéastes installés l’aident de la sorte. Brisseau a bien conscience, et les organisateurs du festival aussi quand ils songent à lui, que le public d’Amiens est largement composé d’étudiants en cinéma. Alors il s’adresse à eux en premier lieu, et parmi eux aux futurs réalisateurs, pour les guider et les sensibiliser à une fabrique de films hors standard. Sa Masterclass n’est d’ailleurs rien d’autre qu’un cours magistral sur la mise en scène, en l’occurrence celle du suspense chez Alfred Hitchcock.
Quand Brisseau demande à une jeune fille de l’assistance de le rejoindre et de rejouer la scène du baiser avec lui, l’assistance rit de bon cœur
Les sièges deviennent les bancs d’une fac, et le professeur Brisseau s’échine à expliquer les fondements du cinéma : «On ne va pas faire de grandes réflexions philosophiques, pas de deuxième ou troisième degré d’interprétation, réfléchissons seulement à comment tel plan est fait, et pourquoi Hitchcock l’a fait ainsi». Très bien. Les fondamentaux. Quand il explique que la scène de l’avion de La mort aux trousses (Alfred Hitchcock, 1959) ou celles reposant sur le vis-à-vis dans Fenêtre sur cour (H., 1954) s’inspirent du théâtre de Guignol, sa volonté d’y revenir se fait encore plus prégnante. A l’université, les cours sur le maître du suspense pullulent, et ses films invitant à des visionnages à répétition, les délires interprétatifs sont à l’avenant. On peut y apprendre notamment que, dans Les oiseaux (H., 1963), quand Tippi Hedren prend un bateau pour rejoindre la ferme des Brenner, des griffures sur la coque et une corde qui trempe dans le lac seraient autant de symboles censés l’assimiler à un chat. Ah. On le comprend rapidement, Jean-Claude Brisseau n’est pas là pour se laisser aller à de telles excentricités. Son but est d’expliquer la construction des plans, le plus simplement et rigoureusement possible. Il s’attarde notamment sur une scène de La mort aux trousses où Cary Grant et Eva Marie Saint se roulent à la verticale contre un mur pour s’embrasser. Un passage «invraisemblable» selon lui, le mouvement étant physiquement impossible sauf si l’actrice parvenait à maîtriser la lévitation, ce qui d’ailleurs ne pouvait que lui plaire. Quand Brisseau demande ensuite à une jeune fille de l’assistance de le rejoindre et de rejouer la scène du baiser avec lui, l’assistance rit de bon cœur. Il la rassure néanmoins : «Je ne vais pas vous embrasser». A cet instant, c’est le public qui est emballé.
Puis la leçon continue avec l’analyse de la célèbre scène de l’avion tueur de La mort aux trousses. Mais Brisseau insiste sur ce qui la précède, sur «les quatre minutes qui ne racontent absolument rien» avant que le danger ne devienne réel pour Cary Grant. Il appelle ça la «dramatisation du vide». Et c’est précisément cette recherche du suspense bâti sur l’absence d’éléments conducteurs qui l’a intéressé dans son dernier film, tourné en 2014.
Janvier 2014. Brisseau troque sa télé contre un écran géant 3D acheté en solde
Des jeunes femmes disparaissent est un court-métrage d’une demi-heure, tourné dans son appartement, sans budget et sans équipe, comme c’était le cas en 2012 pour son dernier long en date, La fille de nulle part. Il s’agit du remake d’un film homonyme qu’il réalise en 1973 en 8mm, muet et en noir et blanc. Dans ce premier essai, la piste musicale ajoutée par la suite reprend Psychose (H., 1960) abondamment référencé par ailleurs, et Halloween – la nuit des masques (John Carpenter, 1978). Il dirige quelques temps plus tard une seconde version, cette fois-ci en Super 8 couleur et parlant. Déjà enclin à aider ses futurs confrères et consœurs, il a tourné celle-ci uniquement dans le but de leur apprendre comment mettre en scène du suspense avec peu de moyens. La particularité de la toute dernière version est d’avoir été filmée en relief, et essentiellement pour cette raison. Pour la première fois, à Amiens, il projette les trois films d’affilé. La genèse du plus récent remonte à janvier 2014 quand Brisseau troque sa télé contre un écran géant 3D, «acheté en solde» précise-t-il. Lui qui, enfant, a découvert en salle la première vague de films en relief, redécouvre alors le procédé et les nouvelles techniques. Dans son salon, Brisseau étudie Le crime était presque parfait (H. 1954) pour préparer son court-métrage, puis il enchaîne sur quelques visionnages de productions tantôt filmées en relief, tantôt gonflées pour obtenir l’effet. Bonnes surprises et déceptions se succèdent. Titanic (James Cameron, 1997), par exemple, lui plait plus qu’avant : «On découvre dans l’arrière-plan des personnages qui se noient qu’on ne voyait pas avant». Predator (John McTiernan, 1987) gagne en puissance : «L’œil se balade partout et puisque l’on cherche ici une créature transparente en pleine jungle, le relief grandit l’expérience». Quand Avatar (James Cameron, 2009) et son univers foisonnant complique la donne : « Il est plus difficile de fixer le regard avec ce film-ci car il se porte sur une multitude de plantes et d’insectes inédits que Cameron a placé là pour accentuer l’effet de relief, seulement ils empêchent de se concentrer sur les personnages centraux».
C’est cette question du remplissage de l’espace et, comme dit plus haut, de la «dramatisation du vide» qui légitiment l’existence de cette troisième interprétation d’une histoire qu’il avait déjà racontée il y a près de quarante ans. Dans son appartement parisien, Jean-Claude Brisseau n’a pas 150 mètres de profondeur de champ comme James Cameron en 1997. Pas plus de forêt. Rien de fou non plus dans le cadre pour capter le regard outre-mesure comme dans Avatar, mais l’œil du spectateur se balade malgré tout. Il se pose sur divers éléments du décor, au point de supposer que Brisseau ne les a pas disposés ainsi par hasard. D’une scène à l’autre, la position changeante d’une bouteille de shampoing sur le rebord d’une baignoire devient notamment vectrice de suspense. Elle indique au spectateur que les assassins n’ont pas quitté les lieux, qu’ils ont même probablement utilisé la salle de bain pour achever leur forfait et qu’ils s’y trouvent peut-être même encore. Avant de les y retrouver, la deuxième femme du titre se déplace de pièce en pièce, le long de couloirs dignes d’un giallo, évidés et baignés d’une lumière rouge. Mais son attente rappelle aussi celle de Cary Grant dans les champs de La mort aux trousses.
Quand Brisseau commente la séquence du film d’Hitchcock pendant sa Masterlcass, le filmage du vide qu’il analyse renvoie donc à son propre film, présenté la veille. L’espace vide est celui où la peur se diffuse le mieux, mais aussi celui à remplir ou désemplir selon l’amplitude de l’effet de relief qu’il ajoute à sa mise en scène. Cette technologie est encore en test pour Brisseau, qui cherche à savoir dans quelle mesure elle fortifie le suspense. De même qu’en ajoutant le thème d’Halloween sur les images 8mm de sa première version, l’apport du relief peut ici déclencher un sentiment nouveau. C’est le cas. Dans l’appartement exigu, quand un visage en gros plan et en amorce regarde une femme trois strates plus loin, séparée de lui par un couloir et par l’embrasure d’une porte, l’impression d’assister à une traque durant laquelle le danger peut surgir non plus seulement de n’importe où mais de n’importe quelle part de l’espace, décuple la tension et les effets de surprise. C’est d’ailleurs ce même effet que recherche John Carpenter dans Halloween quand il laisse planer le doute sur la présence de Michael Myers dans l’appartement avant de le faire surgir là où personne ne l’attendait : à l’avant-plan, précisément entre le personnage féminin et la caméra. Gageons qu’en relief, la scène serait encore plus saisissante.
Quand l’une des deux amantes ouvre la bouche, c’est une galaxie toute entière qui semble se cacher au fond de sa gorge
Après la séance, Jean-Claude Brisseau n’a de cesse d’interroger les spectateurs sur les bienfaits du relief de son dernier film. S’ils ne sont pas probants, si le parti-pris n’apporte rien en termes de dramatisation, «l’expérience s’arrêtera là» annonce-t-il. La timidité des spectateurs laisse planer un temps le doute, mais quelques réactions lui font comprendre que l’exercice est profitable. Brisseau tournera peut-être un long-métrage en relief, alors. Et même si ce n’était pas le cas, c’est une autre expérimentation de son court-métrage qu’il pourrait reconduire, et prolonger : le travail d’incrustation. Lors d’une scène mémorable du film, deux femmes font l’amour sur un lit. Jusque-là, rien d’incroyable, et moins encore chez Brisseau. Seulement, les draps sont noirs et le cinéaste utilise ce fond pour incruster des images de l’espace, de galaxies, de supernova, etc.. Une idée judicieuse puisqu’un fond noir embarque les zones sombres et d’ombre, là où le fond vert les laisserait inchangées. Alors l’espace, les étoiles, les planètes se propagent sur les corps. Quand l’une des deux amantes ouvre la bouche, c’est une galaxie toute entière qui semble se cacher au fond de sa gorge. Le spectateur scrute dans un premier temps tous ces détails, puis il prend du recul face à ces corps enlacés et ils lui semblent alors suspendus dans le vide. Comme en lévitation. Un phénomène déjà observé dans Céline (Brisseau, 1992) ou dans A l’aventure (B., 2009), mais la façon de le mettre en scène est inédite. Lors de cette soirée du festival où Brisseau projette trois versions d’une même histoire, à quarante ans d’intervalle, ce ne sont pas seulement les rues, les voitures, les dictions des comédiens qui prouvent avoir changées, c’est aussi lui. Face à Des jeunes femmes disparaissent version 2014, l’évolution de son travail transparait, le chemin parcouru, l’affirmation de ce qui définit son cinéma aujourd’hui : sensibilité, sensualité, un certain type de découpage, une obsession de l’ésotérisme et un glissement discret vers une approche primitive du fabuleux. Tout ce qui rend son œuvre aussi fascinante que sa personne.
Le 34ème Festival International du Film d’Amiens se déroule du 14 au 22 novembre 2014.