Caroline Poggi et Jonathan Vinel : « Nous avons grandi avec le massacre d’ELEPHANT et le désert de GERRY »
Lauréats de l’Ours d’or du meilleur court métrage à la dernière Berlinale, les jeunes réalisateurs Caroline Poggi et Jonathan Vinel présentaient Tant qu’il nous reste des fusils à pompe en première française au festival de Brive. Rencontre.
Les derniers jours. Avant de quitter ce monde et de retrouver son meilleur ami suicidé, Joshua cherche une famille pour son frère Maël. Celui-ci trouve les siens en rejoignant les Icebergs, un gang dont l’imagerie est à la fois sportive (les survêtements sombres de ses membres, le gymnase comme repaire et lieu d’intronisation) et empreinte de religiosité (leur course à travers le village désert évoque l’arrivée d’anges ou la chevauchée des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, le logo a la forme et le scintillement du sacré-coeur christique). La possession d’un fusil à pompe est la condition sine qua non pour faire partie du gang. Mais d’un gang qui ne fait rien, d’un gang sans haine, sans violence, sans agissement. Dans le beau moyen métrage de Poggi et Vinel, le monde s’est désincarné. La société s’est évaporée. « Les couleurs sont fanées » comme le dit joliment son jeune co-réalisateur. Les fantômes ont l’apparence des vivants, les vivants sont fantomatiques. Le cinéma qui se faisait, se révélait quand Poggi et Vinel étaient adolescents est la hantise de Tant qu’il reste des fusils à pompe : Gus Van Sant, Bruno Dumont, Apichatpong Weerasethakul. Des cinéastes à fantômes que le couple affectionne. Avec quelques autres.
Pourquoi les fusils à pompe ?
L’arme est l’objet principal du film. On voulait qu’elle guide toute la narration. Il fallait qu’elle soit là dès le début, qu’elle soit là pour entrer dans le gang, etc. Le fusil à pompe, c’est l’arme qui incarne l’horreur et la violence suprêmes, qui fait le plus de dégâts ; ça n’est ni le pistolet ni le fusil de chasse. On ne vise pas avec un fusil à pompe, on tire, ça jaillit. C’est ce qu’on retrouve dans le jeu vidéo. On a beau avoir des armes puissantes et sophistiquées, on retourne toujours vers le fusil à pompe. Avec Tant qu’il nous reste des fusils à pompe, on voulait insister sur le contraste entre la douceur, l’innocence des personnages et l’objet monstrueux qu’ils ont entre les mains.
Où avez-trouvé ce décor de banlieue désertique ?
A Bouloc, un village qui se situe entre Toulouse et Montauban. Tout s’est écrit à partir de ce lieu, avec comme idée de base un décor vide et deux garçons qui se déplacent dans ce décor. Nous avons fait les repérages en hiver. Il y avait déjà l’ambiance fantomatique du film. Les maisons étaient fermés. On avait l’impression de se balader dans un cimetière. L’atmosphère du quartier pavillonnaire nous a beaucoup plu. Les maisons se ressemblent toutes avec leur crépi saumon et leur piscine privée. Ce sont des lieux sans âme, qui ont été construits récemment pour ceux qui travaillent à Toulouse et ne vivent pas dans le centre-ville. L’idée était de s’approcher de quelque chose de très américain, de sortir de tout ce qui pouvait être typique de Boulocq, d’éviter tout ce qui pouvait faire penser à la France. On aurait pu aussi tourner en Corse dans les nouvelles stations balnéaires proches des grandes villes. Il y a la même lumière et les mêmes quartiers pavillonnaires. Dans ces constructions, il y a quelque chose qui est propre au Sud de la France. Elles sont plus horizontales que dans la banlieue de Paris. Le Cinemascope mettait bien en valeur cette horizontalité.
L’adolescent suicidé est le personnage le plus étrange de votre film, celui qui nous dit que vous échapperez au naturalisme. Qu’est-ce qui vous a inspiré ce fantôme blond androgyne ?
L’Amérique, les films de Gus Van Sant. Elephant nous a donné envie de faire du cinéma. La tuerie, les massacres lycéens, l’actualité liée aux armes, c’est ce qui a accompagné notre adolescence. Dans le décor vide de notre film, il y a aussi le désert de Gerry. C’est en souvenir de Gus Van Sant que notre fantôme a les cheveux longs, blonds. Il pourrait venir de Californie. On voulait le rendre très réaliste, que les personnages principaux, qui sont vivants, sont fantomatiques. On ne voulait pas passer par un effet d’image. Sa voix naturellement grave a surpris beaucoup de spectateurs. On nous a même demandé si on avait fait de la post-production pour la changer. Cette voix sur ce corps jeune et androgyne participe de l’étrangeté du film. C’est un traitement du fantastique qu’on aime beaucoup, qu’on retient de Oncle Boonmee (Apichatpong Weerasethakul), de Kaïro de Kyoshi Kurosawa ou de chez Jean-Claude Brisseau qui a lui aussi ce côté « fantastique du réel ».
Avez-vous inventé un hors champ, une histoire, des agissements au gang ?
On ne leur a inventé ni hors champ ni background. On s’est nourri du cinéma, de The Warriors de Walter Hill, des images de clip et de jeu vidéo, de GTA et de ses guerres de gang entre blacks, latinos et asiatiques. On voulait un gang sans haine, sans violence, sans motif, sans agissement parce que dans le monde de Tant qu’il nous reste des fusils à pompe, il n’y a plus rien, plus personne. C’est tout à la fois une meute, une milice, des sportifs, ou des anges, qui ne seraient ni de Dieu ni de la mort. L’idée était de tout désincarner, de dépsychologiser. A partir du moment où il y a la Loi, les parents, il y a la morale, la société, l’idéologie, les déterminismes. On ne voulait pas que le frère entre dans le gang parce qu’il a des problèmes d’alcool ou de drogue, ou parce qu’il joue au jeu vidéo. On ne voulait pas donner de raisons. On ne voulait pas de suspense.
Pouvez-vous en dire plus sur Iceberg, le nom du gang dans lequel entre le frère de Joshua et sur son logo qui ressemble au sacré-coeur christique?
Le nom vient d’une ancienne version du scénario. L’un des frères voulait que l’autre lui ramène un iceberg en hydravion ! C’est une histoire complètement délirante qu’on a vite laissé tomber mais on s’en est souvenu pour la version finale. Ca évoque aussi les clubs de football américain, avec des noms comme les Templiers, les Flashs, etc, qui donnent une image, une identité visuelle. On avait filmé des footballeurs américains mais on ne les a pas gardés au montage. L’apparition du logo faisait également référence au scénario de jeu vidéo. Les personnages franchissent des étapes. Avant de trouver de mourir, il faut trouver une famille au frère. Pour trouver une famille au frère, il faut rencontrer le chef du gang. Après avoir rencontré le chef du gang, il faut trouver une arme pour y trouver, etc. Cette apparition a aussi été inspirée par les dessins qui apparaissent en surimpression dans Blissfully Yours d’Apichatpong Weerasethakul. Le logo, c’est aussi le tatouage qu’on ne voit pas à l’image mais qu’on a vraiment fait à l’acteur qui joue Maël, le frère de Joshua.
Les membres du gang se retrouvent dans un gymnase. Ceux qui ont vu Alps de Yorgos Lanthimos ne pourront s’empêcher de faire le rapprochement avec le gymnase des acteurs se proposant de se substituer aux morts : pourquoi un gymnase ? Est-ce que la « weird wave » grecque, qui est en un sens un cinéma qui dé-psychologise et désincarne, vous parle ?
Jonathan Vinel : J’avais fait un film qui se passait en huis clos dans un gymnase. Une histoire de gang avec un prince qui évoque des souvenirs liés à sa mère. Ca m’évoque quelque chose de doux, mon enfance à l’école.
Caroline Poggi : Moi j’avais filmé une danseuse faisant du hoola-hoop dans un gymnase et l’image revenait en boucle dans un écran de télévision. C’est un décor géométrique, très rectiligne, qui se marie bien avec le format 2.35 et qu’on peut mettre en valeur avec des plans larges. Dans le film, c’est le lieu où il y a le plus de variantes de couleur.
Jonathan Vinel : La différence avec notre film, c’est peut-être l’humour absurde et le fait que, malgré des univers clos, on y sent l’existence de la société. Même si le père de Canine, par exemple, cherche à protéger ses enfants du monde extérieur, comme les personnages du Village de Shyamalan. Ce que je retiens du cinéma grec, c’est aussi la fixité et à la composition du cadre.
Caroline Poggi : Pour ajouter quelque chose au travail du cadre, on trouvait important d’aimer tous les plans de notre film de la même façon.
La musique apporte beaucoup à l’atmosphère éthérée du film. Comment avez-vous fait vos choix ?
Jonathan Vinel : Il fallait qu’elle traduise l’idée de puissance, qu’elle soit épique, comme si on filmait l’arrivée d’une armée de gladiateurs. On a cherché cela dans différents styles : la musique classique, le black metal, l’electro. On l’a placé à des moments-clé du film.
Caroline Poggi : Je compare souvent le film à une ligne métallique avec des écrous et la musique vient serrer chaque écrou et fait passer à l’étape suivante. A chaque fois que la musique apparaît, il y a une ascension dans la quête des personnages. Le fusil à pompe devient autre chose ; ça devient le Saint Graal. La musique porte l’objet et les personnages. Elle les élève.
La désincarnation du film, de ses personnages, de ses décors passe aussi par cette image délavée.
On voulait créer un monde avec des couleurs fanées. L’idée était d’enlever, de vider, de soustraire plutôt que d’ajouter, également au niveau du jeu. Les acteurs n’avaient pas le droit d’improviser. On a travaillé avec eux sur la diction. On voulait qu’elle soit mécanique. En enlevant, ils seraient plus présents mais d’une autre manière que si on les avait fait jouer de manière traditionnelle ou naturaliste. On a épuré au maximum pour n’avoir que les sons de ceux qui sont à l’image. Tout ne se joue pas seulement dans la colorimétrie. On a fait des ajouts autrement que par la saturation, en mettant une lumière bleue sur l’aiguille qui sert à tatouer le logo du gang, ajouter du rose dans une piscine. Il y a aussi le scooter rouge verni sur la colline quand Joshua rencontre le chef du gang. A l’inverse, on voulait que les costumes soient sombres.
Vous évoquez une influence américaine. On pense à également Bruno Dumont et à l’américanité de ses premiers films.
On a les tous vus et revus. C’est un cinéaste exemplaire pour nous. Le découpage de ses films est toujours extrêmement précis. Avec Pasolini, Accatone par exemple, on a vu une façon d’attaquer le plan qui donne une sacralité aux personnages, qui en fait presque des dieux. Il y a aussi quelque chose de très américain chez Dumont, dans la mise en espace, dans l’utilisation du 2.35.
Dans leur recherche du fusil à pompe, Joshua et son frère en viennent à saccager une maison, à détruire des meubles. C’est le seul acte « violent » que vous montrez.
Les gestes ne sont pas connotés. C’est très premier degré. Il n’y a pas de message sur une révolte générationnelle ou autre. Les personnages sont dans la recherche puis entrent dans une phase de destruction primitive. Sur le tournage, tout le monde voulait toucher au fusil à pompe pour savoir quel effet ça faisait d’avoir dans les mains un objet aussi impressionnant et puissant, qui tue facilement. Il y a un attrait de la destruction.
Quel a été l’impact de l’Ours d’Or sur la carrière du film ? Est-il question d’une sortie en salles ?
L’Ours d’or a surtout servi à dire « Continuez » et aide beaucoup pour la vie du film dans les salles, en festivals. Il est difficilement programmable pour une sortie nationale. Les distributeurs s’y intéressent. Ils nous ont contacté mais davantage pour nous faire comprendre qu’ils suivent notre travail, qu’ils seront là quand on passera au long.
Vos projets ?
On se nourrit des tumblr, des images qui circulent sur le net. On aime construire des histoires à partir de ces images, de positions de corps qui nous plaisent, de gestes. Nos envies sont plus esthétiques que narratives. On trouve la narration dans l’après-coup. On n’est pas très à l’aise avec l’exercice du pitch. On fera notre prochain film ensemble mais on ne sait pas encore si ce sera un long ou un court.