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Qu’a-t-on retenu de Deauville cette année ? Manifestement, que le cinéma états-unien discoure particulièrement sur l’islamophobie. Possible vue de l’esprit influencée par l’actualité hexagonale, probable tropisme trumpiste, mais si l’on discerne ici la peur de l’Autre, c’est aussi pour dégager un mal-être plus profond encore.
On pouvait s’en douter, mais l’on a bien décelé cette année au Festival du film américain de Deauville une propension à discourir sur la peur états-unienne à l’égard de l’Autre, et plus particulièrement de celui qui véhicule à son insu ou non une vague aura moyen-orientale. C’est l’exemple le plus drôle qui vient à l’esprit en premier. Dans Le teckel de Todd Solondz, son meilleur film depuis Storytelling (2001), reparti avec les Prix du jury et Prix Kiehl’s de la Révélation, la banalisation de l’islamophobie ne s’exprime pas moins de façon retorse. Une mère (Julie Delpy) est au chevet de son fils, et partage un souvenir avec lui : elle lui parle avec émotion de son caniche, stérilisé après avoir été violé par un chien errant, lequel s’en était ensuite pris à d’autres chiens, et même à des écureuils. Une bête immonde qui s’appelait… «Mohammed». Dans un même souffle, la maman délivre son enfant de sa hantise de la stérilisation animale et lui inculque celle du monde musulman.
Peur de l’autre
Les compatriotes de Todd Solondz aussi présents sur les planches cette année ont toutefois témoigné de cette peur de l’autre avec plus de sérieux et de gravité. Tel ce tag sans équivoque, «Musulmans, rentrez chez vous !», s’étalant sur un mur gigantesque dans The Night of. La série créée par Richard Price et Steven Zaillian, montrée le dernier vendredi, marathon débuté dans l’après-midi et achevé à minuit passé, raconte le calvaire de Nasir (Riz Ahmed), jeune musulman accusé du meurtre d’une femme blanche et qui clame son innocence. Cette saynète intervient dans l’avant-dernier épisode, alors que Nasir n’est pas loin de connaître le verdict d’un procès devenu cirque médiatique, et dont les conséquences plus ou moins choquantes se répandent ainsi dans l’espace publique. Si l’islamophobie préexiste évidemment à cette affaire criminelle, l’oeuvre de Price et Zaillian, sorte d’épisode de New York, police judiciaire qui serait confié à Lav Diaz, évoque l’escalade dans la haine que peut favoriser un cas tel que celui-ci, avec les médias pour complices. Entre autres sujets, et en particulier l’eczéma de l’avocat de Nasir incarné par John Turturro, la série n’en traite pas moins elle aussi des formes de propagation de l’islamophobie sur le territoire américain. Elle le fait même en deux temps, revenant plus en profondeur encore sur les conséquences du 11-septembre sur les citoyens non-Blancs au début du siècle.
Le festival de Deauville en est témoin, cinéma et télévision ont pris acte de ce péril moral, et agissent en conséquence.
The Night of aura souhaité témoigner de la stérilité de cette nouvelle doxa malaisante, Le teckel de son absurdité. Une autre possibilité reste de la dénigrer froidement et sciemment, ceci n’excluant pas la volonté prégnante de la combattre. Dans The Free World, premier film d’un comédien qui fut aussi le scénariste de Restless de Gus Van Sant, fable noire sur la rédemption écrite et interprétée en dépit du bon sens, on apprécie au moins une chose : la donnée de la confession religieuse du héros (Boyd Holbrook), lui aussi prénommé Mohammed, n’a aucune incidence sur l’enchaînement dramatique des événements. Une fois n’est pas coutume. Ici, pas d’emprise des Frères Musulmans derrière les barreaux (mentionnés dans The Night of, en revanche), pas de radicalisation à l’horizon, rien. Le personnage du film de Jason Lew dit s’être converti à l’Islam en prison pour trouver une forme de paix intérieure, mais l’information est tout juste commentée par ses interlocuteurs, et n’aura aucune conséquence particulière sur son destin. Un musulman converti l’est, point.
Dans Imperium de Daniel Ragussis et avec Daniel Radcliffe, présenté en avant-première, la négation d’un quelconque «problème» musulman existe aussi mais se fait plus explicite : lors de la réunion qui achève le premier acte et lance l’intrigue, un membre du FBI (Toni Collette), estimant que le djihadisme est l’arbre qui cache la forêt dans la lutte anti-terroriste aux États-Unis, incite ses collègues à délaisser cette obsession du moment pour ouvrir les yeux sur d’autres dangers. Le récit se lance sur ces bases, sans invention ni aberration : l’unité va dès lors tenter de faire tomber un groupuscule suprémaciste blanc qui s’apprêterait à détruire une ville entière.
Mais le plus filou à ce petit jeu reste sans surprise Michael Moore avec Where to invade next. Comme toujours, mais toujours en théorie, son dernier documentaire s’adresse en priorité au public états-unien, dans le but plus avoué que jamais de les éduquer. Dès l’introduction, Moore flatte l’islamophobe moyen et décomplexé devant son écran (il dit aussi plus tard que les spectateurs qui regardent son film le font sûrement en l’ayant piraté, dit-il cela ne dit-il rien). Le réalisateur s’adresse à lui lorsqu’il explique le parti-pris de son documentaire : partir en voyage dans des pays «remplis de caucasiens» et «dont il peut prononcer le nom», le faisant pour glaner des lois et autres habitudes étrangères que ses compatriotes gagneraient à imiter. Les spectateurs n’ayant aucune envie que des «towel heads» leur donnent des leçons de vie peuvent donc souffler. Sauf que Michael Moore s’y tient une bonne heure avant de changer d’avis. Sus aux fachos, ils vont finalement devoir admettre que même la Tunisie prend de l’avance sur les États-Unis. En l’occurrence, pour enfoncer le clou, la séquence porte sur des cliniques tunisiennes publiques proposant l’avortement, sujet hautement sensible dans son propre pays. Si le film se montre manipulateur à plein d’égards, écueil que le cinéaste assume toutefois de plus en plus («Je voyage pour ramasser les fleurs, par le chiendent», précise-t-il au début), cette décision de faire une entorse à sa règle restrictive initiale est forcément aimable.
A ce titre, Captain Fantastic de Matt Ross (alias Gavin Belson dans la série Silicon Valley de Mike Judge), feel good movie reparti avec les Prix du public et le Prix du jury (ex aequo avec Le teckel, donc), n’a pas autant de ressources que le docu mélioratif de Michael Moore. Sur le papier, Captain Fantastic est un brûlot anticapitaliste et anticonformiste, mais plus il avance plus le message se dilue, plus Matt Ross met d’eau dans son vin. Si la morale du film avait in fine débouter la marginalité prônée par le patriarche au cœur du récit, il y aurait certes eu à en redire, mais au moins le film aurait dit quelque chose justement. Or, Captain Fantastic manque de courage et s’achève en valorisant lâchement un compromis. Seule la tempête qui agite dès lors le personnage du père, délice de Viggo Mortensen deux-tiers fougueux un-tiers contrit, rend cette hésitation viable, émouvante dans son cas.
Peur de soi
La famille de Captain Fantastic, mais aussi l’héroïne adolescente de L’histoire de l’amour, bourrasque sentimentale poussive mais fonctionnelle de Radu Mihaileanu, hors compétition, vivent ou se préparent à vivre en milieu hostile. Forêt, tente, couteaux. Les deux films deauvillais ne prennent pas le temps de l’expliciter, le premier quittant la sauvagerie trop vite et le second la fantasmant seulement, mais comme nous le disent les survivals hollywoodiens récents, de 127 heures à Gravity en passant Instinct de survie cet été, celui qui regarde danger et mort en face finit toujours par contempler le vide de son existence. Malgré les profondeurs qui manquent de happer tous ces personnages, le véritable vertige demeure existentiel.
Et si les héros des films deauvillais cette année n’ont jamais vraiment eu à se mesurer à la nature, ou bien en mode mineur chez Kelly Reichardt qui ne saurait s’en empêcher, il était pourtant possible de noter ça et là ce même passage d’une peur centrifuge à une peur centripète. Passer d’une angoisse liée à l’autre à celle de soi. Présenté en compétition, le très beau Certain Women – du reste Kelly Reichardt ne fait que des beaux films – compte trois récits tout juste entremêlés, presque des sketchs isolés, dont les deux premiers s’achèvent sur un exact même regard. Le premier des deux est celui d’une avocate (Laura Dern) en direction de son client emmené au poste de police (après qu’il l’a prise en otage), le second celui d’une femme perçue comme autoritaire (Michelle Williams) adressé à un vieil homme dont elle a obtenu ce qu’elle voulait (un stock de pierres, gracieusement). On suppose ces deux regards compatissants voire condescendants, mais ils fonctionnent en miroir et expriment la souffrance de ces deux femmes, sans cesse dépréciées qu’importe la valeur de leurs actions. La première passe huit mois à faire entendre raison à un client quand un collègue masculin y parvient en huit minutes, sans qu’il ait procédé différemment. La seconde dirige sa propre entreprise et son mari avec, mais passe toujours pour son employée aux yeux des clients. Le troisième regard n’est pas équivoque, il se lit plus simplement, triste œillade d’une amoureuse transie (Lily Gladstone) envers l’objet de son affection (Kristen Stewart). La jeune femme retournera à sa solitude et à ses angoisses. Certain Women évoque ce repli sur soi, qui dépasse l’idée de la solitude, il y a un désir d’aller vers l’autre mais pas de récompense à la clé. Elle viendra plus tard suppose-t-on, tant Reichardt semble conter le récit au passé, depuis un futur empreint de nostalgie pour ces figures de passage dans nos vies, qui blessent sur le moment puis aident à grandir.
Il y a de cela aussi dans The Fits d’Anna Rose Holmer, lauréat du Prix de la critique, le film le plus impressionnant présenté cette année. Lui aussi est affaire de regards, et d’une transition d’un âge à l’autre. Plus encore ici d’un corps à l’autre puisque chacun pourra interpréter The Fits comme une parabole sur la puberté et les affres qui l’accompagnent. Cela ne reste qu’une interprétation parmi d’autres toutefois, face à cette fable mystérieuse durant laquelle des danseuses sont victimes d’étranges convulsions, finissant aux urgences les unes après les autres. Le film commence comme Billy Elliot puisque la petite Toni (Royalty Hightower) délaisse la boxe pour la danse, jusqu’à ce que sa progression dans la nouvelle discipline ne soit stoppée par cette inexplicable épidémie. Comme dit, les interprétations sont ouvertes, l’une d’elles voudrait aussi que Toni ne soit pas seulement spectatrice mais la cause du mal qui assaille ses camarades. Et plusieurs plans semblent bien préciser que son arme, c’est son regard. Une scène initiale la montre comme invisible aux yeux des autres danseuses, qui regardent dans la direction de Toni mais au-delà, visant en réalité un boxeur séduisant à l’arrière-plan. Souffrance rentrée pour la jeune fille, mais déjà palpable. On dresse alors un parallèle avec L’histoire de l’amour de Mihaileanu dans lequel le protagoniste vieillissant (Derek Jacobi) affirme devoir être regardé par autrui au moins une heure par jour pour survivre. Ici, Toni condamnerait ses semblables pour l’avoir ignorée, pour ne pas l’avoir assez regardée. La première vision des danseuses, sublimée par un ralenti, ne ment pas sur le programme : si The Fits parle bien de l’envie de l’autre et la haine de soi, la cinéaste ne prône pas le conformisme pour apaiser et intégrer son héroïne, elle accepte sa différence et célèbre son besoin destructeur de reconnaissance. Mieux vaut ne pas décrire précisément la belle et surprenante séquence finale – ou bien seulement autoriser les spectateurs chanceux qui se souviennent de la fin de Vampire de Shunji Iwai (2010) à se la représenter à l’aide de ce petit parallèle évasif – mais l’on y trouve l’aboutissement aussi remarquable que malléable de cette parabole fascinante sur la dépréciation, la jalousie, la violence des regards adolescents qu’est The Fits. Une fois encore, le premier long d’Anna Rose Holmer étant délibérément ouvert, nombreux seront aussi ceux qui verront dans son final un simple fantasme.
A Deauville cette année, si la haine de l’Autre ou de soi guettaient les personnages, il était donc toujours possible de se réfugier dans des vies alternatives plus heureuses. Au-delà de The Fits, on se remémore une femme mourante jouée par Ellen Burstyn qui rêve que son moi originel lui énonce les autres existences qu’elle aurait pu mener en prenant de meilleures décisions (Le teckel) ; un rocker en herbe qui ne fait qu’imaginer la présence de sa famille et de sa bien-aimée dans la salle le soir de son premier concert (Sing Street) ; un enfant convaincu d’être un Lamed Vavnik, l’un des trente-six Justes qui porte le monde sur ses épaules dans la religion juive (de loin, ce qu’il y a de plus beau dans L’histoire de l’amour) ; un marginal qui a su garder intact son t-shirt «Jesse Jackson’88 for President» et l’arbore toujours vingt ans plus tard (Captain Fantastic).
Le festivalier ne blâmera pas ces personnages rêveurs, enfermé dans les salles obscures qui jouxtent la plage de Deauville, lui aussi s’évade à sa manière.
Le 42ème Festival du film américain de Deauville s’est déroulé du 2 au 11 septembre 2016.