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Le cinéaste brésilien Kleber Mendonça Filho poursuit dans son deuxième long-métrage son exploration géographique et mentale de sa ville, en changeant d’axe de parcours. À l’horizontale des Bruits de Recife (différents destins suivis en parallèle) succède la verticale pour Aquarius et son unique personnage principal que l’on accompagne à travers plusieurs décennies. Les obsessions, le talent et la cinéphilie de Filho sont toujours là, à vif sur l’écran, et nourrissent cette lutte viscérale que le réalisateur n’est pas prêt d’abandonner : au soutien de l’humain, contre les puissances qui l’oppriment.
L’impressionnant Les bruits de Recife s’attaquait de biais aux maux du Brésil, en figurant via la forme d’un film – les images, et encore plus le son – l’état de peur aiguë et généralisée que cette accumulation de dérives (corruption, racisme, injustices et mépris de classe) diffuse dans l’esprit de la population. Dans Aquarius, ces afflictions profondes dont souffre le Brésil sont toujours à l’affût, et affleurent au détour d’une scène quand on s’y attend le moins. Mais en plus de cela Kleber Mendonça Filho donne une incarnation plus humaine au mal-être de son pays, puisque chacun des deux camps principaux se voit doté d’un visage, d’une égérie. L’héroïne Clara (Sonia Braga) représente les proies individuelles broyées par la voracité de l’argent et du pouvoir. Les prédateurs aiguillonnés par ce dessein ont pour incarnation l’entreprise qui cherche à racheter l’intégralité de l’immeuble où Clara habite (l’Aquarius qui donne son nom au film), afin de le raser et de le remplacer par un autre ; et plus particulièrement Diego (Humberto Carrão), le chef de projet aux dents rayant le parquet malgré son faciès poupin et son jeune âge. L’opposition entre ces deux parties est si tranchée qu’elle donnera au dénouement de l’intrigue une saveur loachienne : principalement jouissive – l’amalgame cinglant qui y est fait entre les capitalistes sans vergogne et une colonie de termites nuisibles –, avec un petit arrière-goût d’abus de simplicité (le choc de fin est facile bien qu’évidemment sympathique).
Avant cela Aquarius se montre autrement plus complexe, luxuriant, singulier qu’un simple pamphlet à visée sociale, des vertus qui ne risquent pas de s’effacer de notre mémoire. Filho est habité par un désir de cinéma et un amour de la vie tellement prodigues qu’ils pénètrent chaque élément de son film, conférant à celui-ci une abondance folle – et un brin de fouillis. Il arrive au récit de poursuivre des pistes dont on ne voit pas toujours bien la finalité, ou qui nous divergent un peu trop, mais où règne une certitude : on y trouvera forcément de quoi nous combler. Filho est trop généreux pour ne pas donner de l’importance à toute scène, de la chair à tout personnage, de la beauté ou de l’altérité à tout objet. On comprend que la rapacité à œillères des profiteurs affairistes, pour qui l’argent peut et doit tout remplacer, soit pour le cinéaste le repoussoir ultime ; cette logique a tout de la nemesis de son propre rapport au monde. Pour Filho la valeur d’échange de chaque être et de chaque chose déborde largement la somme d’argent que l’on peut en tirer. Lequel argent, avec ses tristes chiffres, a tendance à gommer le lien sur lequel doit se fonder une communauté aux yeux du réalisateur – la transmission, entre les êtres, par le biais des choses.
La volonté de Clara de conserver son appartement repose sur le fait que des gens y ont vécu des événements (par exemple la fête d’anniversaire qui ouvre le film, sans lien avec la suite de l’histoire et pour un personnage que l’on ne reverra pas – une « gratuité » qui en fait précisément tout le sel) formant des souvenirs et des histoires. De même Clara expliquera plus tard qu’un disque vaut plus qu’un mp3, non pas parce qu’un mp3 ne vaut rien mais car la matérialité d’un disque permet de le personnaliser en lui associant une histoire unique. Cette nostalgie de l’unicité, des aspérités à une époque dominée par la standardisation imposée à tous pour le profit de quelques-uns mène naturellement à la fascination de Filho pour la création artistique des années 70. En musique, avec l’attachement à Queen (dont le tube Another one bites the dust est mué en hymne prémonitoire de la lutte à venir entre Clara et Diego, qui ne s’achèvera que lorsqu’un des deux mordra la poussière), et dans le cinéma surtout bien sûr.
Aquarius ne ressemble pas à un film en particulier des années 70, pour la bonne raison qu’il embrasse des pans entiers du cinéma de cette période. Filho n’hésite par exemple pas à jumeler Assaut – déjà une référence majeure des Bruits de Recife –, pour tirer vers l’angoisse la situation de Clara isolée et assiégée dans son immeuble par le promoteur, et les Hommes du Président, lors de la riposte de l’héroïne construite à base de documents compromettants et d’informateurs officieux. C’est avec le même entrain que le cinéaste compose ici des scènes de famille en forme de grandes messes, dans la lignée des cinéastes italo-américains, ou bien bascule vers un fantastique organique et perturbant, qui visualise l’immeuble comme un corps à part entière. Intègre, Kleber Mendonça Filho utilise sa position de réalisateur pour mettre en accord ses actes avec ses idées : son cinéma perpétue la transmission d’une culture et de convictions que d’autres voudraient voir s’effacer.
AQUARIUS (Brésil, 2016), un film de Kleber Mendonça Filho, avec Sonia Braga, Humberto Carrão, Irandhir Santos. Durée : 2h20. Sortie en France le 28 septembre 2016.