Kleber Mendonça Filho : « Il se passe quelque chose d’important à Recife, c’est certain »

Invité du 2e So Film Summercamp, Kleber Mendonça Filho y présentait deux films : son nouveau, Aquarius et Les Proies de Don Siegel, un huis clos qui entretient des correspondances troublantes avec son travail. Ce deuxième entretien nantais, deux ans après celui qu’il nous accordait aux 3 Continents, est la confirmation que Recife est le lieu bouillonnant du cinéma brésilien contemporain.  

Au Brésil, il se dit depuis quelques temps que la meilleure adaptation de Maîtres et esclaves de Gilberto Freyre a été réalisée par Kleber Mendonça Filho avec Les Bruits de Recife. Le livre de Freyre est une œuvre fondamentale sur la formation de la société brésilienne à partir du 16e siècle. L’écrivain, né à Recife justement, y analyse les rapports entre le colonisateur blanc, l’indigène « cuivré » et l’esclave noir des plantations sucrières.

Après le retentissant Les Bruits de Recife, Filho a réalisé Aquarius, deuxième long métrage présenté en compétition au dernier Festival de Cannes et en avant-première au So Film Summercamp. Le festival de la revue éditée par Capricci lui a également donné carte blanche. Filho a choisi Les Proies, avec Clint Eastwood en yankee blessé et reclus dans un pensionnat pour filles situé du côté de l’ennemi. Son personnage se retrouve dans la même position que Hallie, la servante noire de la matriarche Martha Farnsworth. Sa stratégie pour en sortir : charmer ces dames, être à la fois l’homme-objet et le séducteur. Le film de Don Siegel a pour toile de fond la Guerre de Sécession et commence, comme Les Bruits de Recife, par un diaporama en noir et blanc.

CCABRA MARCADO PARA MORRER d'Eduardo Countinhohez Filho, les photos nous replongeaient dans le Brésil esclavagiste des “Casa Grande” (maison de maîtres) et des “senzalas” (maison d’esclaves). L’ouverture était un clin d’oeil à Cabra Marcado Para Morrer, Un homme à abattre en français, un documentaire consacré au leader de la lutte paysanne Joao Pedro Texeira, assassiné en 1962 par les hommes de main d’un grand propriétaire. Voulant réaliser un film biographique sur Texeira, le cinéaste brésilien Eduardo Countinho doit en interrompre le tournage au moment du coup d’Etat militaire de 1964. 17 ans plus tard, Coutinho retrouve ses acteurs et parmi eux Elizabete Teixeira, l’épouse de Joao Pedro Texeira. Le film final met leurs témoignages en écho avec ce qu’il reste de la fiction biographique en noir et blanc démarrée dans les années 60.

Les Bruits de Recife ne fut pas l’adaptation de Maîtres et esclaves. Pas directement. Comme il l’explique dans cet entretien, Filho n’aime pas l’approche frontale. Nous nous sommes entretenus avec lui sur les connexions entre sa carte blanche et son travail, sur son expérience cannoise, sur sa ville, Recife, vivier de cinéastes passionnants à découvrir (Tiao, Marcelo Pedroso, etc). 

Au Sofilm Summercamp, vous présentiez votre nouveau film Aquarius. Vous aviez également une carte blanche et votre choix s’est porté sur Les Proies de Don Siegel. Pourquoi ce film plutôt qu’un autre ?

Il me paraît encoLES PROIES de Don Siegelre trop peu apprécié à sa juste valeur. Je l’ai vu en VHS dans les années 80 et il a eu un impact considérable sur moi. A l’époque, je me suis dit que je devrais voir plus de ces films américains des années 70. Je l’ai choisi aussi parce qu’il entre en résonance avec Aquarius sur la question du montage. Ces flashes qui distillent et révèlent des choses de manière très laconique, c’est quelque chose que j’ai très peu vu au cinéma. Comme s’il s’agissait d’ouvrir une autre fenêtre sur les personnages, de laisser passer un courant d’air pour refermer aussitôt la porte. Tout va très vite, comme ça, clac ! C’est quelque chose qui est présent dans Aquarius, bien que les deux films soient très différents. Après la projection, j’ai été très surpris par la réaction d’un spectateur qui a noté une similitude dont je ne m’étais pas du tout rendu compte : nos deux personnages sont victimes de mutilation, ils perdent une partie de leur corps (l’anti-héros des Proies se fait amputer de la jambe droite, l’héroïne du deuxième de Filho est atteinte d’un cancer du sein, ndlr). Je trouve beau que les films qui nous ont marqué continuent de travailler en nous et finissent par trouver une place dans ce que nous faisons, et de manière très naturelle.

Avez-vous des affinités avec le cinéma de Don Siegel ?

J’aime beaucoup L’invasion des profanateurs de sépulture et ses films avec Clint Eastwood : L’Evadé d’Alcatraz, L’Inspecteur Harry. C’est un cinéaste que je respecte, sans être non plus un spécialiste de son travail. Il a ce côté « vieille école » du cinéma hollywoodien classique que j’apprécie. Les Proies reste l’un des films préférés en général.

J’aimerais poursuivre sur les connexions entre Les Proies et votre travail qui me paraissent nombreuses et riches, notamment avec votre film précédent, Les Bruits de Recife : la scène d’ouverture avec les images fixes en noir et blanc de la Guerre de Sécession qui est l’équivalent américain de votre diaporama sur le Brésil esclavagiste des plantations de canne à sucre, les rapports d’inégalité, l’espace clos du pensionnat de filles qui fait écho au quartier carcéral de Recife que vous filmez et où par ailleurs vous habitez.

Oui, il y a l’esclavage comme toile de fond et à l’intérieur de la maison la relation entre la matriarche et Hallie, l’esclave. En revoyant Les Proies à la projection, j’ai effectivement remarqué que les premières images m’étaient très familières. Comme je le disais, ces références ne sont pas de l’ordre de l’exercice cérébral, elles sont là comme les traces d’une expérience émotionnelle. Pendant le festival, j’ai vu des gens chanter au ciné-karaoké devant Wayne’s World, au moment où Wayne et sa bande écoutent « Bohemian Rhapsody ».Au début d’Aquarius, mes personnages mettent eux aussi une cassette pour écouter une chanson de Queen (« Another One Bites the Dust », ndlr) ». Plus j’y pense plus je me dis que cette scène doit venir de là ! (rires)

Avez-vous eu l’envie de faire un film qui traiterait directement de l’esclavage, une sorte de 12 Years A Slave brésilien ?

Le problème avec la société brésilienne, c’est que l’esclavage est encore extrêmement présent. Les Bruits de Recife ne parle pratiquement que de ça. Et dans Aquarius, il y a un personnage qui est clairement désigné comme un esclave. Je ne crois pas que faire ce genre de film historique m’intéresse, je n’aime pas l’approche frontale. Ou alors, si je devais le faire, je raconterais une histoire d’amour et de sexe qui se passerait en 1855. L’esclavage serait présent, mais comme objet à la périphérie de cette histoire d’amour.

Comment avez-vous vécu l’expérience cannoise ?

C’est appréciable toute cette attention qu’on vous porte. C’était amusant, parce que nous avions nos amis avec nous, c’était aussi beaucoup de travail. Jusqu’ici, je n’avais connu Cannes que comme critique. Cette fois, l’expérience est complètement différente. J’ai pu voir de l’intérieur tous les protocoles étranges du festival. Surtout, en donnant toutes ces interviews à la presse, j’ai beaucoup appris sur mon propre film et sur les effets qu’il a pu provoquer.

On a pu découvrir en festivals des films brésiliens surprenants comme Brasil S/A de Marcelo Pedroso (Berlin 2015) ou encore Animal Politico de Tiao (Rotterdam 2016). Leurs réalisateurs viennent de Recife. Diriez-vous qu’il y a une mouvance, une dynamique commune ?

Il se passe quelque chose d’important du point de vue de cinéma à Recife, certain. Il y a un mouvement, c’est sûr, mais personne n’arrive vraiment à expliquer comment il a pris forme et pourquoi. C’est très organique, ça concerne 10 à 15 réalisateurs.

Vous les connaissez tous ?

Oui, je les connais tous. Il y a une bonne entente. Parmi ces 10-15 réalisateurs, il y a des amis proches et collaborateurs : Juliano Dornelles, Leonardo Sette, Leonardo Lacca, Tião, Fellipe Fernandes, Nara Normande, Marcelo Pedroso. C’est avec certains d’entre eux que j’ai fait Les Bruits de Recife et Aquarius et que je ferai le prochain. Cette communauté est très collaborative. Et même ceux qui ne travaillent pas ensemble se vouent un respect mutuel. Il y a une véritable camaraderie.

Quel âge ont-ils ?

Le plus âgé a 55 ans. Les plus jeunes ont la vingtaine et la plupart ont entre 30 et 40 ans.

Pouvez-vous dire quelques mots sur Janela, le festival dont vous vous occupez ?

Festival de Janela - RecifeAu second semestre, il y a un certain nombre de festivals, tous différents, dans lequel le gouvernement de l’Etat de Pernambouc injecte beaucoup d’argent : un festival consacré au stop motion, un autre qui montre tout ce qui passe. Il n’y a pas de sélection, on arrive avec un dvd et c’est projeté en public. Notre festival fait partie de cette série et je peux dire que c’est le plus important. Nous y passons des films du monde entier. La ville de Recife est une scène forte du cinéma, sur le plan artistique et politique. Même si, par exemple, les réalisateurs ne se sont pas formés dans des écoles et que ce n’est pas l’argent public qui a rendu leurs films possibles. C’est bien plutôt parce qu’il s’était déjà passé quelque chose qu’il y a eu de l’argent et que depuis cinq ans des écoles ont vu le jour. En même temps, cette ville a une histoire culturelle importante et un passé cinématographique surprenant. Des recherches ont révélé que neuf films muets datant des années 1920 ont été tournés à Recife, contrairement à la plupart qui se situaient à Rio de Janeiro ou Sao Paulo.

Votre prochain film ?

Ce sera un film de genre que je tournerai en début d’année prochaine. Une histoire d’embuscade. Il sera co-dirigé par Juliano Dornelles. Je ne peux pas révéler grand-chose. L’action se passe dans quelques années, dans le sertão (arrière-pays, « zone », ndlr) du Pernambuco.